Voisine de Venise, Trieste, prise par le roulis d'une histoire hautement contrariée, goûte aujourd'hui une paix dans le calme d'un tourisme de discrétion, avec, à la clé, le s ouvenir d'écrivains illustres et l'incroyable dispositif de cafés dignes de Vienne.
Lorsque vous lirez ces lignes, il y a de fortes chances que la ville de Trieste soit sous un ciel bleu. Comme dans une chambre d’enfant trop bien rangée. Ces immeubles de haute prospérité, aux fronts hauts et intelligents feront comme si de rien n’était ; places lumineuses (le pavé le plus beau d’Europe), mer ondoyante, musées au taquet, cappuccino crémeux. C’est parfait, à présent, vous pouvez vous installer, boire à petites gorgées la mélancolie de la ville, vous laisser parfumer par la nature proche : châtaigniers, buissons de figuiers, de grenadiers, de myrtes et de jasmins… « La nature, poursuit l’écrivain Charles Nodier, a donné à Trieste une petite forêt de chênes verts, qui est devenue un lieu de délices ; on l’appelle dans le langage du pays, le Farnedo, ou le Bosquet (…) Le Bosquet joint souvent même à tous ces charmes celui de la solitude ; car l’habitant de Trieste, occupé de spéculations lointaines, a besoin d’un point de vue vaste et indéfini comme l’espérance. »
Pourtant, fin mars, cette ville vous aurait vitrifié d’effroi et de glace. Elle rugissait, mettait un souk sans nom dans les penderies, soufflait comme une démone. Dans les rues, il fallait s’accrocher aux rambardes, car la bora, ce vent venu du nord, avait repris possession des lieux. Il poussait ces jours-là à 75 km/h, inutile de dire que l’on marchait en oblique (75°), en embardées, parfois même porté sur quatre pas en redoutant que des rafales historiques ¬reviennent culbuter les records (225 km/h). Dans ces cas-là, on ne maudit personne. On s’envole sans doute, veste et jupon par-dessus tête. Trop heureux d’être en vie et surtout d’avoir connu le vrai caractère de la ville, une sorte de tumulte monstrueux qui attira ici l’un des plus beaux castings de la Mitteleuropa : Sigmund Freud, James Joyce, Rainer Maria Rilke, Italo Svevo, Stendhal, Casanova… Pfuit, la liste est interminable, on se demanderait presque si l’office de tourisme n’a pas traficoté Wikipédia. Pourtant, c’est bien ici que sont passés les Claudio Magris, les Jules Verne… Paul Morand fit mélanger ses cendres à celles de son épouse, Hélène Soutzo, au cimetière grec orthodoxe de Trieste.
Le tramway, toujours l’un des plus lents d’Europe
Le vent rend régulièrement cette ville marteau. Du reste, l’antipsychiatrie y connut des heures de gloire. On venait de toute l’Europe voir les « fous » gambader en liberté dans les jardins bordant la route. Véritable laboratoire du malaise, au bord de nulle part et de l’irréel, on réalise ce qu’un Rainer Maria Rilke venait puiser à Duino, auprès de la princesse von Thurn und Taxis : s’exposer à la tempête au-dessus du gouffre de l’immensité. Le château est terrible posé sur la roche comme le menton sur la paume. Egon Schiele venait y peindre des barques et des bateaux. Le tramway bleu et blanc, toujours en exercice, est sans doute l’un des plus lents d’Europe.
Tout cet esprit, ces vents contraires, vous les retrouverez résumés dans l’univers des cafés… Partout, ils prennent le relais comme s’ils vous tenaient par la main. Pour vous rassurer, vous apaiser. Voici un lieu de paix, de rédemption. Ici, on calme ses angoisses en buvant d’un trait les « capo in b » (cappuccino in bicchiere), petites bombinettes surdistillées. On se réveille des torpeurs molles nées de ce climat étrange à la fois suave et tumultueux. Les cafés de Trieste sont des lieux si vivants qu’on s’y endort. On y passe des après-midi entières. Peut-être rejoindrez-vous alors la compagnie des caféistes, groupe non identifié, ne se contentant pas seulement de boire le café sous toutes ses formes mais également de s’inspirer de cette façon quasi existentielle de pousser les arômes jusqu’au bout (la torréfaction), d’en puiser l’acuité et l’accélération. Véritable drogue légale que l’on tient à la pincée, le café est le trait d’union de la ville, c’est son réveille-matin, sa canne blanche. Il ne vous faudra pas longtemps pour gagner cette torpeur amusée, passer son temps à ne rien faire, se promener lentement dans les jardins du château de Miramare. Lire et relire.
Aller à Trieste, c’est un peu le contre-pied des voyages. L’offre culturelle n’est pas trop asphyxiante, les journées sont belles et l’exposition magnifique. Peut-être réussirez-vous à prendre l’accent triestin, une sorte de subtil zézaiement qui faisait la fierté de Joyce lorsqu’il écoutait ses enfants nés ici même. La ville a le cœur grand et gros, l’histoire l’a régulièrement bafouée et fait trébucher. Elle passa entre les mains du monde entier : l’Empire romain (deux siècles avant J.-C.), la Vénétie républicaine (1202), les Habsbourg (1303), l’Italie, puis les nazis et même Tito. Elle loupa l’arrivée des chemins de fer, perdit son ascendant sur Venise ; son port qui était un véritable emporium ne se consacra plus qu’au transit et se vit tour à tour dépossédé par Gênes, Naples, ¬Palerme, Brindisi, puis Hambourg et Brême… « Mon regret, disait Julien Gracq qui regrettait beaucoup, est d’avoir manqué Trieste, le Trieste de Mathias Sandorf, de Sten¬dhal et de Paul Morand. (…) J’y aurais cherché en vain les traces du deuil, du long deuil de l’empire du Milieu traîné par une ville qui fut le poumon de l’Autriche-Hongrie, la tristesse d’une Venise sans canaux, sans tableaux et sans touristes, le fantôme d’une City mort-née et d’un Llyod sans affrètements et sans navires, les ruelles herbues, désertes, grelottantes sous le fleuve d’air glacé de la bora, qui montent vers le désert sans arbres, le plateau africain du Karst tout proche. »
Las, Trieste pourtant ne renonce jamais. La culture lui redonne des couleurs ; les docks réhabilités (comme à Hambourg, Londres, Nantes…) redonnent du coffre à la ville. S’il existe une destination bien dissimulée, incroyablement féconde, ample dans ses tourments, c’est bien elle. De surcroît, ces villes aiguës, de paquebots et de fortunes perdues, de larmes et de neurasthénie, de renoncement et d’empêchement, vous donnent paradoxalement l’agréable et inattendu sentiment. Celui d’être bienheureux.
Photos F.S.
Gould
7 mai 2013 at 12 h 15 minEt Bologne c’est pour quand?
Jean-Patrick Ménard
7 mai 2013 at 12 h 37 minMagnifique !
Madame Ganache
14 mai 2013 at 18 h 27 minJe lis vos articles dans le mauvais ordre. Très belle description, très juste, qui me donne envie d’y retourner.