Tokyo. Attaquons la ville sur son côté…

iconique

 

Récemment pour les Echos- Série Limitée, j’ai pu retourner à Tokyo. Pour ne pas changer…

Tokyo, à la recherche du temps perdu

Savoureux paradoxe des temps qui filent trop vite, l’une des capitales mondiales de la modernité, tente de ralentir la mesure et de retrouver ses icônes, ces images qui s’enfuient…

Au dix-septième étage de l’Imperial Hotel, un personnage hors du commun s’est installé au restaurant  de teppanyaki Camon. Yusuke Shimizu, grand professeur d’endocrinologie, adore ce palace construit initialement par Franck Lloyd Wright. Déposé discrètement près de lui, son sac. Il a été édité en 20 exemplaires par le créateur Kansai Yamamoto, à partir de l’extravagante  combinaison iconique portée par David Bowie avec ses spirales noires et blanches  , « Tokyo Pop » (1973) .  Ajustant sa mèche de cheveux orange, ce quadragénaire vient diner régulièrement au restaurant les Saisons, histoire de faire honneur au chef français Thierry Voisin (ex- les Crayères, trois étoiles avec Gérard Boyer) et son emblématique sole au gingembre. «  Ce que j’aime ici, dit il, c’est le vieux Tokyo. On y trouve des gens de la province, on s’y marie à raison de 20-30 mariages par week end; on y fête des funérailles, et surtout on savoure le temps qui ralentit, les bonnes manières. » L’Imperial Hotel, c’est déjà ce vaste lobby. Immense. Invraisemblable. Démesuré. Est-il un vestige des esquisses de Frank Lloyd Wright (1921) ? Toujours est-il que c’est lui qui, fortement impressionné par les temples shinto, traça cet hôtel unique face au palais impérial de Tokyo. Il résista même au terrible tremblement de terre de 1923. Mais pas aux caprices des propriétaires qui, pendulairement, effacent l’ardoise magique. Pour mieux rebâtir. Prochaine renaissance? Après les Jeux Olympiques, histoire de perpétuer cette impermanence qui nous trouble tant en Occident. Rien n’y résiste: même le théâtre du Kabuki, même le superbe hôtel Okura.  Même les temples sont entièrement rebâtis tous les 30-40 ans.

Alors que les Jeux Olympiques s’apprêtent à exposer la ville au monde entier (2020) paradoxalement, on ressent à Tokyo l’envie de ne pas incarner la modernité dans ses crissements, sa fureur et son accélération. Ce serait presque le contraire. Dans le nouveau centre commercial de Hibiya, pas de fulgurances ou d’épates. On voudrait calmer le jeu. Retrouver avec la boutique du barbier cette idée que le temps peut être capté dans son ralentissement, sa décélération. Il faut lire à cet égard, l’essai de la romancière Ryoko Sekiguchi qui fait un tabac avec son livre « Nagori « . Il y est question précisément de ce « reste des vagues ». Il signifie en japonais la nostalgie de la séparation. « On reste un instant immobile, écrit elle, comme pour vérifier qu’en se quittant, on s’est aussi unis. On accompagne ce départ, on sent que le fruit, son goût, se sont dispersés dans notre propre corps ». C’est  ce que nous retrouvons également dans cet instant si troublant pour les Occidentaux,  l’omiokuri. Il consiste à raccompagner du regard la personne qui s’en va jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vision. Il y a de cela dans ce nouveau Tokyo. On rêve de retrouver ce qui fit la belle époque de la ville : «  Tokyo, dit ainsi Ryoko Sekiguchi, aspire à regoûter cette dimension artisanale, craft. Là où nous étions  prospères , imaginatifs, toujours souriants. Redevenir le  Tokyo de l’époque d’Edo  peuplé d’artisans, imaginatifs, avec le petit train de vie mais toujours contents. Ce Tokyo que les étrangers adoreraient. »

Il faudra donc accepter, non sans déplaisir, de retrouver ce Tokyo qui se dissimule derrière les portes de papier japonais, de se perdre dans les venelles, décrocher des grands boulevards, des vastes môles courus par les Asiatiques fortunés.  On oubliera Bic Camera et sa frénésie décibelliques, mais tout à l’inverse, rejoindre les jardins du musée Nezu, son salon de thé hypnotique. À ce jeu du rebrousse-poil, vous gagnerez sans doute les vraies palpitations de la ville, faites de longues balades, de silences ourlés. Choisissez les endroits les plus petits pour vos couteaux, vos papiers, vos tenuguis. Retrouver l’une des plus petites libraires de la ville, Morioka Shoten. Et pour cause, il y a qu’un seul et unique livre exposé en devanture et disposé sur les étagères. Vous aurez sans doute effectué alors ce voyage dans le temps que l’on ne pensait plus possible. La ville vous le rendra bien dans ses quartiers du « pas de côté »: Yanaka, Ameyoko, Ochanomizu, le quartier des éditeurs, des intellectuels,  Kagurazaka, Maiotchi… À ce jeu de marelle secrète, les récompenses arriveront pas nuées: le café Lupin, de Ginza, ses serveurs octogénaires, une photo de Dazaï Ozamu accrochée au mur, un antiquaire singulier près du Nezu museum et ses stencils de kimono. Et puis au petit matin, dans le vaste parc d’Ueno, sur le lac central, se déroule un moment magique, en un seul instant, toutes les  fleurs de Lotus s’ouvrent et délivrent l’une des mélopées les plus rares du monde. Soudainement alors, resurgit ce Tokyo que nous pensions avoir perdu.