cet été, j'ai eu la chance d'effectuer pour le Figaro, un reportage extra: aller sur les traces d'Albert Londres.En 1922, Albert Londres prend le large. Après un long périple, il débarque au Japon et va de surprise en surprise…
Lorsqu'il dépose sa valise en cuir bouilli à Tokyo, Albert Londres a encore dans les pattes quarante-six jours de voyage. Il dévore la ville par tous les côtés, comme un enfant le ferait d'une religieuse au chocolat. Mais celle-ci lui résiste, lui file entre les doigts. Il a beau la secouer, la faire rissoler sous les traits de plume, Tokyo ne se livre pas, « C'est la cité décourageante ». Il prend ses pinceaux, la toile : « Elle n'a pas besoin d'être neuve, il serait préférable même qu'elle fût sale, de la sorte, le fond serait tout fait. » Tokyo résiste toujours.
Alors Londres prend un chauffeur. « Avez-vous de bons pneus ? Êtes-vous célibataire ? C'est-à-dire un homme pouvant courir les aventures ? Oui. Alors emmenez-moi au bout de Tokyo ! Non ! Non ! Pas aux temples, ni aux jardins, ni au palais. Je ne veux voir que le bout de Tokyo. Roulez ! »
Albert Londres nous donne ici la meilleure leçon pour découvrir une ville. Par ses faubourgs, culs-de-sac et terminus. Comme on le ferait d'un port (New York, Rio de Janeiro, Macau…), au ras de l'eau.
Aujourd'hui encore, Albert Londres roulerait des heures entières. La ville n'est qu'une suite de hameaux avec son combini (la supérette), le komban (le poste de police), le pachinko (le casino) et voilà ; endormez-vous sur la touche « repeat » de la photocopieuse et vous obtiendrez cette ville inlassable, jamais éteinte, aux griffes de pierre et d'inox. Tokyo est la ville interminable. Elle n'a pas de bords. Lorsque vous prenez le train, le paysage est hypnotique avec ses petits immeubles serrés comme de l'astrakan. Les gratte-ciel sont restés en ville, alignés comme dans un pot à crayons, et vous voilà loin. Les stations se suivent, vous vous réveillez au terminus, au bord de la mer. Voici Kamakura, le bout de Tokyo. C'est le Pacifique. Tokyo s'est évaporée, il ne reste qu'un immense bouddha pensif et luisant d'or, des rues piétonnes et un cornet de glace.
En cette ville qui lui résiste, Albert Londres joue les chenapans, les frenchies à l'esprit agile, la verve et le compas dans l'oeil. Il n'aura de cesse de vouloir caser Tokyo. Bernique. « Elle n'a pas de centre, rage-t-il avec bonne humeur, qu'elle n'eut pas de centre, on s'en passerait. Mais elle n'a ni tête, ni jambe, ni rate, ni foie. C'est un rêve de fièvre jaune. »
Partir en apesanteur
En fait, Albert Londres recherche une grille de lecture, un centre, un rebord. Il s'escrime à lui trouver un sens. Y en a-t-il un, au moins ? « Tokyo n'est pas une ville, répond Paul Théroux, écrivain et romancier américain, c'est une machine. » Voilà pourquoi, encore aujourd'hui, le visiteur enrage. S'enferme dans sa chambre, comme Bill Murray et Scarlett Johansson, les personnages du film Lost in Translation, de Sofia Coppola (2003). Il n'y a pas de fil conducteur. Une adresse ne sert à rien, si elle n'est pas accompagnée de plan. Il faudra donc tout abandonner, retrouver une candeur d'enfant ; oublier ses goûts, ses repères, partir en apesanteur.
Albert Londres s'agace : « Aucun point de repère, le fou qui s'y aventure doit :
1- dire télégraphiquement adieu à sa famille
2- faire le signe de la croix
3- crier, tout en lançant un grand geste noble : le sacrifice en est fait.
On ne le retrouvera plus. »
Albert Londres retrouve la paix et le réconfort auprès de Paul Claudel, alors ambassadeur de France. Il y dîne régulièrement, se « paie quelques soirées de rire ».
Ce midi, un pianiste de jazz réputé, Dominique Fillon, donne un concert de jazz à l'ambassade. Raison de plus pour aller se réfugier dans ce havre de verdure et d'architecture. La ville est, pour une fois, derrière soi et lorsqu'on se présente aux guichets vitrés, le corps entier se laisse porter par l'allégresse des retrouvailles avec la terre patrie. On rigolerait presque de façon narquoise de cette ville qui renonce derrière vous.
– Pardon ?
– Non, vous ne pouvez pas entrer.
– Mais…
S'ensuivent les recommandations, les cartes de visite, la carte Vitale ; celle du Club de croqueurs de chocolat. Le nom magique du Figaro ne fonctionnerait plus ? Pendant quinze minutes, le factotum resta de marbre, d'inox, puis de cadran téléphonique. Tenta plusieurs postes (tout le monde était au cocktail), présenta toutes les figures de la désolation butée. Dans ces cas-là, il n'est pas utile d'entonner La Marseillaise, de réciter la lettre de Lucie Aubrac. Il faut accepter la ville qui vous refuse, se moque, vous roule comme une boulette, vous refuse ici comme dans une boîte de nuit parisienne. Sauf qu'à Tokyo, il n'y a pas de physionomiste, c'est pour cela que la vie est tolérable. C'est l'humilité du voyage, ses vertus épuratives. Se dégager de sa gangue protectrice, se laisser poncer par les aléas.
Tokyo est ainsi : définitivement souriante, mais rêche ; électrique mais impavide.
Albert Londres continue, lui aussi, de se heurter aux parois des cloisons de papier. Il rigole, s'ébroue, s'ébouriffe, repart de plus belle. C'est Tintin reporter, un Belmondo rieur, un merle moqueur, infatigable. À cette époque (1922), le Japon, après une époque de restauration, s'essaie à la démocratisation. L'air entre de toute part et sans doute Londres ne perçoit pas cette incroyable liberté qui gagne la ville. Se crée même un parti anarchiste. Les jeunes gens se lancent dans des modes à l'européenne avec les courants du Mobo-Moga jidai (les modern boys et modern girls), sorte de dandys zazous, interchangeant les genres en s'habillant à la garçonne pour les filles, en éphèbes aux coiffures laquées comme Saseo Ono, un des grands dessinateurs de l'époque. Paradoxalement, les Japonais n'ont pas la nostalgie de l'époque Taisho, idéologiquement déboutonnée… Ils cantonnent aujourd'hui la subversion bien souvent au domaine du cheveu, cet « excrément inutile » dont parle Bossuet. On risque moins à changer de teinture que d'idées.

De marbre et d'insolence datée
Aujourd'hui, la mode est dans la même accélération, galvanisant des personnes réincarnées dans l'image, comme des hologrammes d'eux-mêmes. Le bonheur de Tokyo, c'est également de pouvoir se promener les cheveux verts en rêvant dans la rue.
Ce soir, Albert Londres va dîner à l'Imperial Hôtel. Le palace situé face au palais impérial vient d'être magnifiquement refait par Frank Lloyd Wright. Son dispositif, tout en briques et lignes douces, s'adapte parfaitement à la ville. Il résistera même au terriblement de terre de 1923 (le jour même de son inauguration). Au menu : consommé brunoise, soupe de tomate, côte de boeuf, asperges sauce vinaigrette, glace aux amandes, dîner dansant avec orchestre.
Si Albert Londres revenait, il se frotterait les yeux, tant l'Imperial reste immuable. Alors que les autres hôtels rivalisent de modernité et de silhouettes élancées, lui est dans sa respiration lente et princière. Aujourd'hui, soixante mariages se sont déroulés dans les vastes salons. Au restaurant gastronomique Les Saisons, Thierry Voisin, que l'on connut aux Crayères, à Reims, déroule une superbe cuisine de facture franco-classique. Sur un pupitre, appliqué comme un magicien, un maître d'hôtel exécute une crêpe Suzette qui ferait tomber dans les pommes les meilleurs directeurs de tables parisiennes. L'orange est découpée avec une ferveur irraisonnée, s'en extrait une lente spirale descendant majestueusement vers l'assiette. Un filet de Grand Marnier, sous le knout d'une allumette, vient semer une admirable panique bleutée. On reste la bouche bée, l'Imperial est ainsi, de marbre et d'insolence datée.
Albert Londres aurait adoré la sole au gingembre comme de revisiter la rédaction de l'Asahi Shimbum. Il était tombé à la renverse devant cette assemblée alignée de 80 rédacteurs, jonglant avec les signes japonais (50) et les trois mille caractères chinois. Le jour de sa visite, on annonce la démission du ministère Briand, avec l'arrivée de celui de Poincaré. Immédiatement apparaissent toutes les photos des heureux élus. Par malchance, une tête fait défaut, celle de Maunoury. On s'active dans tous les coins, on demande l'aide d'Albert Londres. On sollicite son avis. Pas de Maunoury. Londres cherche dans un autre tiroir et trouve que Groussier, du précédent gouvernement, a un air de ressemblance avec Maunoury. Le tour de passe-passe est joué.
On imagine la même scène aujourd'hui, la facétie, et comme les Français, sous toutes les latitudes, il se serait probablement discrètement moqué. Il adorait ce genre d'exercice d'assouplissement avec Claudel. Envers les autochtones, bien entendu (leur taille, leur façon de marcher, leurs chaussures, leur politesse), mais aussi avec ses compatriotes. Observant Joffre, le vainqueur de la Marne, il ne peut s'empêcher, dans l'une de ses correspondances, de tailler un costard au Maréchal : « Mais il est gâteux, le cher Maréchal. Quand on est en possession d'un morceau pareil (Mme Joffre), on lui fait faire sa cuisine et on ne l'amène pas voir les rois et les princes. Mais voilà, il ne savait probablement pas qu'il deviendrait maréchal. » Ainsi court Londres.
Où suis-je ? »
« Où suis-je », dis-je.
Il répondit : « Yokohama ! » Tokyo n'avait pas de bout.
Ce ne serait rien qu'elle n'eût pas de bout, mais elle n'a pas de centre. Qu'elle n'eût pas de centre, on s'en passerait ; mais elle n'a ni tête, ni jambes, ni foie, ni rate. Monstre pour Barnum, Tokyo n'est pas une capitale, c'est un rêve de fièvre jaune. Elle désorienterait la boussole elle-même. Dans sa rose des vents, on ne voit pas trente-deux parties, comme on devrait, mais trente-six chandelles. C'est un damier sur quoi le malheureux pion, le lamentable étranger que vous êtes, n'arrivera jamais à dame. Vingt, trente, quarante villages composent cette métropole de l'enchevêtrement. Elle ne s'étend même pas comme les ronds sur l'eau, indéfiniment autour de la pierre que l'on vient de jeter, alors on saurait comment la prendre. Aucun point de repère. Au Japon, éditions Arléa poche
Gould
29 août 2012 at 12 h 38 minFormidable!
Lire aussi les mémoires de Robert Guillain.
Albert.Londres@scam.fr
31 août 2012 at 0 h 01 minMerci pour cet article passionnant… Albert aurait apprécié 😉
T. Tilash
31 août 2012 at 12 h 15 minJe pars pour le Japon la semaine prochaine, pour la première fois !
J’envisageais d’y amener une lecture à propos, mais j’hésite car je ne voudrais pas que le livre influence ma perception du pays.
Me conseillez-vous d’emporter ce livre là-bas ? Ou pensez-vous qu’il sera plus intéressant de le lire à mon retour ?
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1 septembre 2012 at 7 h 39 minIts such as a person go through our thoughts! A person apparently learn a great deal of using this, such as a person wrote the publication inside it and also a little something.
Pascal
1 septembre 2012 at 15 h 18 minA lire absolument, avant de partir, pendant le voyage, et au retour : L’Empire des signes, de Roland Barthes. 40 ans et pas une ride. A emporter aussi : Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier.
A laisser à l’aéroport avant d’embarquer : ses certitudes, ses repères. De toute façon, si vous les emmenez, Tokyo s’empressera de vous les arracher avant de vous lancer dans la lessiveuse.
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4 septembre 2012 at 4 h 20 minAll Shoppes and Events listings are currently being offered for FREE. When you’re creating your Event and/or Shoppe, and you get to the payment page, you will be asked for your credit card information. However, YOU WILL NOT BE CHARGED.
c1ara
6 septembre 2012 at 18 h 57 minje pars également au japon pour la 1ère fois dans qq semaines et je dois dire que cet article m’a mis l’eau à la bouche!
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28 septembre 2012 at 6 h 01 minLire aussi les mémoires de Robert Guillain
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29 septembre 2012 at 10 h 50 mincostard au Maréchal : « Mais il est gâteux, le cher Maréchal. Quand on est en possession
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29 septembre 2012 at 10 h 52 mininside it and also a little something.
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