Shanghai 2/4. Cette ville ne dort pas…

la suite du voyage

Parfois, vous voudriez calmer le jeu, entrer en compréhension. Ce sera difficile. Même les temples ont de la tachycardie. On y prie intensément. On demande trop de chose. les parcs pourraient convenir.  Asseyons-nous. C’est trop demander: une chorale d’amateurs chantent à tue-tête des airs d’autrefois, accompagnée d’une flute et d’un luth. Plus loin, des joueurs de cartes grommèlent, grondent. Une grand mère s’égosille au téléphone depuis trente minutes. Un peu plus loin, un vendeur de fleurs à vélo a failli se faire renverser par une voiture. Il parvient à rattraper le fuyard: magnifique engueulade avec véhémences, grands gestes, menaces, incantations féroces, probables jurons éructés « comme s’il avait un bourdon coincé sous la langue » (image locale). Peu de badauds. Les gens ont autre chose à faire. Cette ville ne dort pas. Pendant que ces mots sont griffonnés, voici qu’un bateau corne lourdement dans la rade. Vous vous arrêtez une petite minute sur la grande promenade du Bund, un policier vient vous demander de bouger, de circuler, fluidité oblige. Pourtant ces derniers ne sont guère visibles. Comme à Singapour, les caméras de surveillance par milliers offrent ce paradoxe troublant: les policiers n’ont plus besoin de faire rouler leur sifflet, mais la mollette de la caméra.
Nous sommes encore à la terrasse du Baker & Spice. Passe le patron dans un coup de vent. Juste un mot, comment qualifier Shanghai?: « La rapidité » dit-il en repartant aussi vite.

Pour savoir plus de cette ville, il faudrait donc pouvoir l’arrêter, piéger son silence, prendre son pouls. Mais c’est trop tard. Alors d’autres villes se figent dans la posture (Hong Kong, Pékin, Tokyo), Shanghai, fonce, bouscule, frotte, boxe, halète. les ruades dans le métro, dans le bus  ne sont pas de signes de rudesse, c’est juste une philosophie de vie. Aller devant, vite, au lendemain, parce qu’on y est presque: le bonheur, l’argent, la santé. La ville est dans cette énergie sacrée, celle des arrivants. Ils sont dans ce mouvement magique des élus. Demain, c’est déjà 2050. Il y aura 50 millions d’habitants. La ville devrait être la première place financière au monde. Les ascenseurs vont plus vite que la musique. Ce sont les plus rapides au monde. La Shanghai Tower et ses 118 étages se laissent gober en 55 secondes ! À la station  Longyang road, le train Maglev n’a pas besoin d’élan. Il lévite. Magnétiquement, et  peut filer jusqu’à  500km heures (302km/h, en fait) pour rejoindre l’aéroport de Pudong.

Ne pensez pas pour autant que la ville court sans cervelle. Si Shanghai est forte, ce n’est pas seulement par son énergie. Mais par son ouverture. Celle-là même des ports et leur religion: accueillir, se laisser accoster, transiter. D’où cette irrigation constante des influences: britanniques, japonaises, russes, coréennes, françaises dont la vaste « concession » laisse à penser que le graphisme de la ville s’est délecté de ces constants passages. Finalement, ce que l’architecture a gravé, l’art en a repris le témoin. Le cinéma aussi (l’image). Il donne aux femmes  ce sens d’une esthétique insolente; chose que l’on imaginerait même pas à Pékin. La mode à Shanghai  est délurée, naturelle. On ose avec imprudence, effronterie: dépasser le genre une nouvelle fois, prendre de vitesse le siècle, et ne pas se laisser conter. Toujours cette urgence à accomplir, ne serait ce que son job, son charme, son plaisir, partager une marinade de crabes poilus au gingembre, cette tarte sablée au durian.  Il y a cette même coloration dans la cuisine. Les gens aiment manger. Ils aiment le plaisir. Donc plaire; avec ces variations, ces ondulations, celles la même du fleuve. Mais aussi des réverbérations évoquées plus haut:  les échos binaires du porc hong shao, braisé au vin jaune et épices, à la fois raffiné, doux et robuste. C’est le portrait caché de la ville. Elle pourrait alors se dissimuler, esquiver, comme on le fait à Paris, non, elle est franche (quel gain de temps!). Elle dit tout haut ce que vous pensez tout bas. Elle pousse donc, articule, crie, rie, respire lourdement. Crache. Autant dire que Shanghai  ne ravale jamais sa salive. 

L’art arrivant ici par bouffées rageuses a singulièrement oxygéné la ville. Elle ose encore. Il y a la mode des rues, royalement décomplexée. Il y a  la table encore.  Paul Pairet, trois étoiles au Michelin, n’aurait jamais pu réussir à Paris ce qu’il tente ici dans un endroit secret de la ville. Un entrepôt où vous êtes acheminé du centre de la ville. Ici en trois heures de temps, tous les codes du genre sont bousculés, éventrés. C’est la cuisine en 3D, incluant odeurs, fumées, et surtout musiques. Comme si en tapotant sur  votre oeuf à la coque, s’enclenchait le « good vibrations » des Beach Boys. C’est tout comme: mémorable.

En fait, comme fasciné par les flammes, vous vous étiez trop rapproché de la ville. Maintenant, il va falloir faire un pas de côté. Prendre n’importe quel bus par exemple. Aller à son terminal. La vie reprend un rythme normal. Même si les pneus crissent dans les virages, l’asphalte est plus clément. La ville se dépose sur l’iris de vos yeux. La pauvreté apparait régulièrement, même si on la chasse et la maquille. Elle nous rappelle tout le monde ici n’a pas toujours  le regard siphonné par son téléphone.  La ville vous a alors tout dit. Mais l’avons-nous comprise?