Reportage: Les cerisiers refleurissent à Fukushima

Japon, sendai, bus coulé

Parfois, on voudrait fermer les yeux. Mais ceux-ci ont cette étrange avidité depuis ce matin.  L’obscénité signifie : ce qui se tient devant. Devant vous : ces paysages que nous chérissons tant dans nos songes japonais. Si bien rangés. Comme des plumiers d’écoliers, estampés, fignolés. Presque parfaits. Ces mêmes acteurs, vous les aviez retrouvés le matin même,  depuis l’avion : des boqueteaux, des cryptomères, les plantations de thé, les placettes asymétriques, les hangars, temples, serres, maisonnettes, gazon vert vif. Tout ceci n’est plus.

Juste un paysage meurtri, buté. Quelques maisons se dressent insolemment façon Hiroshima. Pourquoi celle-ci et ses fenêtres cariées, son bardage défoncé? La voiture avance dans les décombres. Le temple est un peu plus loin, troisième rangée d’amas conglomérés, à gauche. Pas un chat, juste le vent qui fouille rageusement. Il fait beau mais terriblement froid. Rien à voir cependant après ce qu’il se passa le 11 mars. Sitôt le ravage terminé, la nature étendit lentement son linceul : neige pendant une heure.

 

Nous n’avions pas rendez-vous ; nous les savions dans le coin. Des militaires passaient tout à côté à la recherche de cadavres, s’agenouillaient sous une cahute, appelaient à tout hasard. Rien. Dans ce cimetière, il n’y a plus de mots pour décrire cet enchevêtrement macabre. Des stèles renversées certes, mais le vrac poignant de la vie en désordre : une petite voiture d’enfant, des livres qui ne cessent de s’ouvrir et de se laisser feuilleter par le vent, et puis incongrues, scandaleusement dressées à la verticale, des voitures intactes, plantées comme des aiguilles sacrificielles. Il y en a des dizaines. C’est atroce. Japon, Sendai, cimetière, auto livre

Partout de la boue séchée, des arbustes maculés de débris (tiens, celui-ci porte un grand collier…), décrivant comme un idéogramme, ce qui vient meurtrir notre coeur. On a presque peur de cette mort empilée, ensilée. Dans le temple brisé, il n’y a personne, que le claquement de bâches bleus azur de secours. Y a quelqu’un ? Il n’y a personne, des objets renversés, des tatamis gorgés d’eau. Et puis ce vent sans gêne, qui vous gifle. Ici, vous êtes chez lui. C’est sans doute ce cri goulu que la mer déchaîna, il y a juste un mois. La nature avait repris sa place dans ce combat millénaire, ce va et vient sur cet univers flottant, l’antinomie de la vie (la mer nourricière, la bonté des bains) et de la mort, les dieux des mers et les héros de la terre. On est loin de  notre vision graphique de <la grande vague près de la côte de Kanagawa> (1830) d’Hokusai, alors qu’au Japon, elle traduit non point l’apaisement dans ses bleus de Prusse, mais  bel et bien, un perpétuel affrontement  de l’eau, sa liquéfaction, ses liquidations sommaires.

<Y a quelqu’un ?> Sans doute dans la maison accolée au temple. Elle est maculée de boue jusqu’au premier étage.  Un jeune couple y est réfugié . Au rez-de-chaussée, c’est un désastre navrant qui vous pique les yeux : des jouets, des poupées, des meubles renversés … Niwa Eri, 34 ans,vient de descendre. Chose désarmante, elle nous fait retirer les chaussures et nous glissons au premier étage sur les marches délavées. Là haut, son époux nous salue avec douceur. Dans leurs yeux, il y a encore imprimé le film ravageur de ce qu’ils ont vécu. Le raconter les soulage.Après le séisme de 14h36, la rue a vite été engorgée. Eri  avait vaguement entendu une annonce sans se douter que le tsunami était annoncé. Il y avait une vraie panique. Elle décida de partir avec sa fille de six mois et sa sœur enceinte de dix mois (ici, on compte le premier mois). Cela s’avéra impossible tant les rues étaient saturées. Alors que la vague déferlaient, les véhicules, raconte-t- on, s’arrêtaient au feu rouge. Elles décidèrent alors de grimper au premier étage de la maison. C’est de là qu’elles virent la vague engloutir la ville. Et surtout faire remonter jusqu’au au niveau du balcon, les automobilistes emprisonnés. <J’ai bien tenté de tendre la main, mais c’était impossible>. Le cauchemar va durer deux heures. Puis le silence, les voitures qui se redéposent. Dans cet escalier que nous avions gravi, elle entendit alors des râles. Un vieux couple, porté par les eaux  s’y était miraculeusement réfugié.

Japon, Sendai, couple b
Sur la nacre de ses yeux, il n’y a ni tristesse, ni douleur. Juste l’effarement. Elle remercie les dieux (au Japon, il y en a 808) et réalise d’avoir sa famille sauve. Chaque jour, des survivants viennent au cimetière : <Les uns remercient leurs ancêtres de les avoir protégés. D’autres se désolent et, devant les tombes bouleversées, s’excusent>. Mais Eri garde un sourire apaisé. Il n’y a ni eau, ni électricité, ni gaz mais elle nous sert un café chaud, avec une assiette de petits biscuits, s’excuse. Elle nous raconte sa nouvelle vie : <Tout le monde s’entraide. Un voisin est même parti à la ville chercher du lait et des couches pour ma fille. Tout à l’heure, un autre m’a aidé à transporter un jerrican d’eau. On se parle, on s’entraide. De toute façon, on n’a plus rien. Pas question de partir non plus, le temple a besoin de nous. Ce matin, on va le nettoyer. Nous devons être là>. Cette nuit, la terre a tremblé encore, des objets bien rangés ont été renversés. Mais le bouddha est toujours là  avec son <visage brillant d'espièglerie et rayonnant de compassion> (1). ). Le soir arrive, la nuit s’étend et sans doute depuis longtemps, on peut contempler les étoiles dans un invraisemblable  silence.

  Japon, sendai, Takumi Suzuki

Se battre. Peut-être avec un escalier propre, un café et des petits gâteaux. Au sourire. Dans ce gymnase d’Ishinomaki (13OOO disparus sur une population de 160 000 personnes), c’est l’heure du déjeuner. Des bénévoles venus d’un peu partout sont là avec cette grâce désarmante que donne la solidarité, l’entraide. Suzuki Takumi, 34ans voulait monter une école de canoë à Fukushima. C’est râpé. Il est là avec sa camionnette (dessus, un superbe canoë rouge brique) et des amis. Ils ont concocté dans un immense chaudron un <cream shichu>, une soupe de légumes et poissons, arrondie de crème et de lait. Par ce froid de canard, c’est inespéré.

Japon, Sendai, monsieur
Tout autour, la désolation semble dissoute et dans cet univers de fin du monde, balayé de vents poussiéreux, un homme s’applique à glisser une raclette sur les parois vitrées qui ont survécu. Dans un autre coin, un autre bénévole scie une porte récupérée. Il le fait comme ici en tirant la scie vers lui (en Occident, on la pousse). Faut-il le rappeler, le Japon est un univers qui ne nous ressemble pas. Il est tombé des cieux, vit dans la mer et dans la nature. Il mélange les religions, s’amuse d’être nomade , vit en shintoïste, se marie en catholique, se laisse enterrer selon les rites  bouddhistes, éternue en athée.  C’est cette fameuse <fascination de l’étrangeté> qui nous le rend si proche.  Le mot <courage> semble inopérant ici car on appartient à  l‘impermanence de la vie, on vit dans un monde glissant entre réel et fiction. Inutile de se lamenter, c’est franchement inconvenant : <Les abeilles, rappelle- t-on, piquent les visages en pleurs>. La précarité est reine : on ne saurait construire des cathédrales pour les siècles, mais des temples en bois rénovés tous les 20 ans. Ni de longues dissertations, la vie est joliment courte, ce sera  alors des haïkus (brefs poèmes ramassés en tercet de 3 vers de 5 et 7 syllabes)  Dans une coupe de fruit, une grappe on s’attaque aux meilleurs raisins d’abord, qui sait ce qui peut arriver ?

Japon, Sendai, pecheur 3
Précisément dans la voiture de Tateru, 32 ans,  son portable émet une sirène. Il fait partie des 1 500 000 millions de Japonais qui ont téléchargé cette application <alerte au séisme>. Immédiatement nous nous arrêtons sur le bas coté. Qua fait-on ? On attend. La terre oscille, une sorte de rumba lente, un tango rêche qui donne dans la bouche une amertume insolente. On devient comme un cobra cerné. On prie presque. <La prière, dit Hésychius,  est une bête sauvage immobile encerclée par les chiens>. On comprend alors qu’il n’y  plus de temps à perdre. Il faut vivre. Lui était pécheur, son bateau a été détruit  comme la moitié de la flotte (200 bateaux)  de Souma (40 000 habitants, 1600 disparus). Que va t il faire ? Attendre, vivre sur ses économies. Il est trop heureux d’être encore envie, d’avoir pu sauver sa grande mère et son chien, d’avoir retrouvé toute sa famille dans la montagne. Il se souvient avoir pleuré longtemps devant le port ravagé. Ravagé ? Ce n’est pas peu dire : raboté, anéanti, tordu dans tous les sens, massacré. Maintenant, il regarde le paysage : il restera ici : <C’est ici que j’habite !>. Nous passons devant ce fameux paysage filmé d’un hélicoptère, diffusé dans le monde entier, lorsque la mer, après avoir raclé méchamment tout le pays,  venait buter sur un pont et un talus, tournoyant sur elle-même et repartant. Il ne reste plus rien qu’un paysage pelé et chose épatante, un cerisier tout maigre tend l’étendard des espérances : les premiers bourgeons du printemps. Il arrive. C’est l’étrange mais clair message de la nature. Elle entonne un autre chant fait de douceur et d’espoir, loin des cerises que nous croquons, ici, c’est l’éclosion et la floraison qui transportent les habitants. Japon, sendai, cerisier nu

<La nature dit ce directeur d’école, il faudra sans doute éviter de penser qu’on est plus fort qu’elle ; il faut savoir vivre avec et ne jamais jouer contre>.  Sagai Kintaro, 57 ans, est serein ce matin. Il fait beau et l’on a fini de nettoyer l’école. Elle est situé au-dessus de Ishinomaki. C’est donc un lieu idéal pour se réunir lorsqu’il ya danger. Du reste, la ville est toujours prête au pire. L’école est le refuge naturel. <Lorsque le tsunami est arrivé, tout le monde s’est retrouvé ici. Nous étions dans le noir, sans eau, ni électricité. Près de 1600 personnes sont venus se réfugier et constater une chose effrayante, l’ensemble de la ville était sous les eaux, il ne restait plus que nous à surnager, comme une petite île.> Alors que les enfants jouent au base-ball dehors, Kintaro n’a qu’une hâte, rouvrir les classes. Il y a encore 400 personnes ici reconstituant les fonctions d’une petite ville. Hier la terre a tremblé et semé la pagaille dans la vitrine des trophées de l’école. Sur le mur, c’en est même presque cocasse, sur une quarantaine de portraits des directeurs successifs alignés en rangée, certains restent impeccables, d’autres sont de guingois ou tout simplement tombés  sur une armoire. Il y a comme une vague et une chute. <La question qu’il faut poser, dit Kintaro,  avons-nous envie de vivre encore ici ? La réponse est oui, alors il faut reconstruire et retenir toutes les leçons. Un homme en masque rentre avec son balai, le directeur rigole : <De toute façon, nous ne sommes  pas comme en Europe. Nous, on ne peut échapper de notre île, alors nous y vivons !>.

Japon, Sundai, Takao Okutami
Reconstruire, c’est l’obsession de  Munukata Takeshi, 55ans, architecte, à Koriyama,  dans la province de Fukushima. Il est venu nous chercher à la gare avec son 4×4 et toute la journée nous avons sillonné la province. Gymnase et ses survivants, notre pêcheur et pour le déjeuner un  (délicieux) repas constitué   de produits de Fukushima : tomates et porc confit, soupe de fèves, truite saumonée et fraises. Lui qui voulait déposer l’appellation, cela devient embarrassant ! Il pense à un autre nom (Aizu, une autre ville de la préfecture) mais en tout cas, toute la journée, il veut nous dire que jamais la région ne renoncera : <J’ai l’impression d’être dans une guerre, il faut être plus fort ou si vous préférez, comme dans un match de football. Il faut marquer des buts, vaincre. J’ai la chance de ne pas être spectateur mais joueur. Alors, je joue, je fonce, je mouille mon maillot !>.  Ce soir, il va rencontrer l’équipe du célèbre architecte Shiguéru Ban, 54 ans  (centre Pompidou- Metz). Lorsqu’il donna une conférence de presse à Paris pour la conception du pavillon Hermès pour le salon de Milan, il évoqua d’emblée une urgence pour les déplacés du drame : redonner au plus vite l’<intimité>. Takeshi souhaite que cette fois ci, les politiciens ne fassent pas n’importe quoi.  Il aura du mal , les Japonais affichent par rapport au nucléaire une docilité qui nous laisserait songeur, la manifestation comme Tepco à Tokyo n’est quasiment pas évoquée dans le Presse et le maire pro-nucélaire a été reconduit aux dernières élections : <l’Asie a eu l’invention, cite Lévi-Strauss, reprenant Gobineau, en revanche, il lui a manqué la critique>(2). Il s’agit donc de proposer un nouvel urbanisme, de rebâtir intelligemment : < On doit utiliser le bois de Fukushima, tous les produits locaux.  Il faut faire de cette chance étrange qui nous est offerte, de trouver des solutions, des expériences pour prouver que l’on ne fera plus jamais comme avant. Inventer.> Du courage ? Takeshi nous regarde avec bienveillance : < La dignité, la résistance est dans notre ADN, nous ne pouvons faire autrement.>

Japon, Sendai, Shu Hei 2
<Où êtes vous ?> Au téléphone, Shu Hei, 34 ans, patron d’un petit restaurant à Sendai, essaie de nous aider ; <Ecoutez, je vous envoie ma serveuse, vous ne pouvez pas la louper , elle est toute en fleurs>. Effectivement,  une minute après arrive essoufflée notre fleuriste, nous étions presque devant le restaurant. Il n’y a personne ce soir car la terre a tremblé (7,1 tout de même, autant dire que ça swingait sec) et tout le monde a pris le train avant qu’on les arrête. D’habitude, les employés et les cadres traînent un peu, ici ou là, boivent (un peu, beaucoup) puis repartent dormir à la maison. Il y a personne, mais Shu Hei a le sourire comme ses deux serveuses, Yoko et    Reiko. Sur le tableau des plats, Shu Hei a accroché un petit panonceau : <Désolé, aujourd’hui pas de livraisons de poissons>. I l n’y aura ni pieuvre, ni tacots. Ce n’est pas grave, il nous a sorti de son frigo un poisson de Norvège (saba) et nous le grille au chalumeau :< Cadeau !> dit il. Cette joie rayonnante, Shu Hei la tient d’être survivant. C’est comme un cadeau alors il profite de la vie, ne s’inquiète pas de la disparition des clients : ils reviendront ! le mois prochain il y a un championnat de base-ball, le shinkansen (le train rapide) va refonctionner>. Ici, juste quelques bonbonnes de terres cuites sont tombées, sa friture s’est renversé ainsi que le bouillon du jour (dashi). <Pour la première fois dans le quartier, on s’est parlé, on s’est entraidé ; j’ai offert des repas, on m’a donné des balais> . La vie ici s’est retournée, elle livre à présent une face, intacte, comme neuve, innocente. Le Japon revit, renaît dans une désarmante douceur. Il est luisant d’un bonheur frêle.

 

(1)  Nicolas Bouvier, journal d'Aran et d'autres lieux, 1990, Payot.

(2). Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la Lune, écrits sur le Japon, 2011, Le Seuil.

 

Remerciements au photographe Tibo,  Benoit Martin, Dominique Corby et la direction du Figaro. 

Photos F.Simon

  • Gould
    23 mai 2011 at 14 h 09 min

    Les trains circulent de nouveau vers le nord, dont le mythique Cassiopeia :
    http://railf.jp/news/2011/05/21/180900.html
    つなげよ 日本!

  • Martine Vatel-Toudire
    23 mai 2011 at 17 h 58 min

    Très beau texte. Merci.

  • S Lloyd
    24 mai 2011 at 3 h 19 min

    Ca me fend le coeur de voir le Japon souffrir. Mes pensées positives au vaillant peuple Japonais!