Paris. Desnoyer/Mikli, l’amour vache…

une enquête parue dans M, le supplément du Monde

Entre le boucher star et le célèbre lunetier, une belle passion mêlée d’amitié virile, les a entrainés dans une association ambitieuse. Faire rayonner la haute boucherie dans le monde entier.  Seul os au programme, ce sont deux caractères de cochon aux humeurs gothiques. Ils devaient ouvrir prochainement , au marché Saint Germain , à Paris, leur troisième restaurant. Sauf que…

En ces derniers jours de janvier, le marché Saint Germain, à Paris, brille de tous ses feux. Sauf un. Bien sûr, il y a les toutes ces nouvelles enseignes (Uniqlo, Mark and Spencer, Camdeborde, Applestore, Nespresso…), mais l’un des angles est en veilleuse. Le plafond est encore ajouré, le chantier a repris et sur la porte deux enseignes se superposent à présent: « L’Etable Saint Germain » et au dessus « Hugo Desnoyer ». Ce sera un restaurant de 70 couverts (plus une vaste terrasse avec 30 couverts), mais il a déjà trois roues dans le fossé. L’association d’Hugo Desnoyer et d’Alain Miki a un sérieux coup dans l’aile. Le boucher star et le lunetier en sont aux huissiers et aux avocats et, depuis le 22 décembre, l’affaire d’Alain Mikli (Boucherie and Cow) est en redressement judiciaire.

L’idée était pourtant plus que valable : Desnoyer est un des emblèmes de la profession et Mikli a la réputation d’un fonceur en affaires accompagné d’une superbe réussite. Il y a deux ans, ce dernier achète la marque Hugo Desnoyer et crée une enseigne : Boucherie and Cow, avec pour objectif de faire rayonner la marque dans le monde à travers un réseau de restaurants dédiés à la viande et via la vente par correspondance ; Hugo Desnoyer conservant ses deux boucheries. L’affaire avait même bien commencé avec un restaurant à Tokyo, dans le quartier d’Ebisu et à Paris, sous la Halle Sécrétan. « J’y croyais comme tout, regrette Hugo Desnoyer aujourd’hui, mais je n’ai jamais été écouté. On m’a marché dessus lorsqu’on a ouvert des boucheries aux Galeries Lafayette, sans me demander mon avis. C’est là où ça a commencé à fighter! ».

A 20 mètres de là, sous la halle, Serge Caillaud observe ce manège depuis le début. Lui, c’est un historique de la boucherie, un vieux de la vieille (70 ans), mais le verbe encore tendre, goûteux et saignant quand il le faut. Serge, comme tous ses clients l’appellent, connaît bien ce métier. Ce fut même la première « star » nationale. Lorsqu’il inaugura sa boutique rue du Cherche-Midi, en 1972, au numéro 13 (face à Poilâne), la télévision fit le déplacement. Il y avait de quoi, tout le gratin était là : Sylvie Vartan, Jean-Pierre Beltoise, Catherine Deneuve. Qui fit le discours inaugural ? André Malraux, l’ex-ministre de la culture de Georges Pompidou. Serge Caillaud allait révolutionner le métier de boucher, imposer le chapon, et grande première, « annoncer la couleur » (l’engraissement, la maturation). Mais ce matin, au-dessus de son café, il est songeur. Il se pose la question fondamentale pour ce métier : son artisanat est-il extensible dans le business? Peut-on ouvrir, comme Alain Ducasse avec ses restaurants, des boucheries à l’envi ? Pas évident (questions d’hommes, de croissance maitrisée, de carcasses nickel). Serge est aussi trop triste pour son « protégé », Hugo Desnoyer. Il le conseille, l’engueule, le calme. C’est son fils spirituel.

Ce dernier est né à une époque en noir et blanc (1971) à Montjean, en Mayenne, un bled de 749 habitants, aime-t-il à rappeler, comme pour sonder son vertige. Son beau-père le tabasse, l’école est un désastre, il part en apprentissage. La boucherie l’adopte et réciproquement. Il « tape » 80 heures par semaine pour des aumônes, reçoit 130 grammes de viande hachée le soir. Il dort sur un lit de camp dans la cuisine de la boucherie. Il apprend le métier à la dure : refaire le ficelage d’une volaille, éplucher une viande, présenter une vitrine (deux heures chaque matin), rester debout. Apprendre le beau geste : « Il part de l’épaule, décrit-il, glisse dans le bras, ondule sèchement la lame. »

A 26 ans, il a un coup de foudre pour une jolie cliente au doux regard bleuté, à l’infinie élégance. Chris (Christiane Matthieu) est l’épouse d’un anesthésiste. D’une quinzaine d’années de plus que lui, elle a deux fils. Mais ne résiste pas au charme de cet éternel séducteur. Elle aussi entre dans le métier comme dans une religion. Elle suit Hugo, week-end et vacances, à courir les campagnes et élevages, dans leur Polo VW gris métallisée. Ils ouvrent une première boutique à Mouton Duvernet (1998), puis  déménage rue Boulard en 2008 , l’actuelle boucherie avec celle de la rue du Docteur Blanche (depuis 2012).

A l’aube du nouveau millénaire, avec ses amis Pierre Hermé le pâtissier, Bruno Verjus l’esthète gastronome (aujourd’hui restaurateur, la Table), Hugo aime refaire le monde, (et vider la cave des Prieuré Roc) au Baratin de Raquel Carena et Philippe Pinoteau, la table culte des foodies perchée sur les coteaux de Belleville. La cote d’Hugo ne cesse de monter. Mais, il lui manque encore une chose. La reconnaissance. Cela ce soigne. Il existe des docteurs. Et des infirmières.

En ce début de mai 2003, Chris et Hugo sonnent à la porte de porte d’un bureau de communication, situé 6, rue Chabanais, juste face à la célèbre maison de passe. Le parallèle est tentant, mais guère apprécié par la célèbre attachée de presse qui aime recevoir dans ses bureaux (250m2) entourée de fourrures et de bouteilles de Rosée de la reine. Son entregent est réputé. Elle tient une relative partie de la presse en laisse. Ne s’adresse qu’aux directeurs en vous le rappelant délicatement. Ses dîners en ville font les délices des échotiers qui narrent en termes pâmés son poulet rôti du samedi soir. Chris est impressionnée : « Nous étions, nous sommes encore, se souvient elle,  des gens simples qui restons à notre place. ». Au diable, cette timidité, avec Valérie Solvit, alias la diva de la viande, alias Trois Obus (suggéré par une plastique affichée), la carrière d’Hugo va démarrer. Faut-il être patient, et régler les honoraires mensuels (comptez de 5000 euros à 10 000 euros). Mais rien ne vient. Long silence. Enfin paraît un papier dans Zurban, l’hebdomadaire  culturel (2000-2006), réalisé par la fiancée d’une de ses connaissances, puis un gentil déluge d’articles ici et là tirés à quatre ficelles. Valérie Solvit a le verbe imagé, aime bien mettre « sa bite sur la table » (façon de parler), vous casse trois-quatre confrères à coups de gourdin, localise vite la plouquerie ambiante. Fort d’une vision aristocrate de l’artisanat (ses parents étaient fourreurs), elle souhaite redonner des lettres de noblesse au genre. Ou si vous préférez, booster ce « goût de chiotte » : l’esthétique des boucheries, les feuilles de laitue, les fleurs en plastique, les vestes blanches à pression en acrylique qui « puent la sueur ». Pour cela, il faut du culot. Et surtout de la persévérance en relançant sans trêve les rédactions parisiennes : «  Que croyez vous qu’Arielle Dombasle a fait avec BHL ? Hein ? Moi, c’est pareil. Maintenant lorsqu’on me voit traverser la rue, on dit : celle-là, elle a réhabilité la boucherie française. »

Au début, devant cette démarche affichée, la profession joue les vierges effarouchées, feint les hauts le coeur. Lorsque l’on évoque le nom d’Hugo Desnoyer auprès de certains de ses confrères, ça masque grave. Ils lui en veulent presque d’être plus célèbre qu’eux, d’aller plus vite que la musique. Ils lui reprochent ce qu’ils sont. N’ont toujours pas avalé sa tribune dans Libération (5 septembre 2012) où il claironne le salaire de ses employés : 2300 euros nets à 18 ans, nourri et logé.

Mais, à présent Hugo est  une « star », il achète ses parfums chez Colette pour sa nouvelle femme Sophie épousé en 2005. Il joue au golf, est le roi de la place. Il  savoure d’être comme ses clients fortunés : « j’ai tellement rien eu », reconnaît-il. Manque à présent, une fusée pour rejoindre ses étoiles, un financier pour consolider cette réussite.

Ce sera, Alain Mikli, ce sémillant sexagénaire au regard mélancolique d’Arménien. De ce peuple, il a l’agilité, l’intelligence et se décrit lui-même comme « visionnaire », ce qui n’est pas illogique pour un lunetier. Sur la banquette rouge du Flore, à Paris, Alain Miklitarian, plus connu sous le nom de Alain Mikli, se souvient de sa rencontre avec Hugo Desnoyer.  C’était il y a treize ans. Celui qui rhabilla les regards d’Andy Warhol, Jeanne Moreau, Elton John, Lady Gaga, avait ses habitudes dans la boucherie du quatorzième. Très vite, ils sympathisent. Hugo est fasciné par ce touche-à-tout inspiré. Par ses invitations princières (une tournée en Corée du Sud, à l’occasion de la coupe du Monde de football), son énergie, et même ses chemises dessinées par lui même. Mikli fut quant à lui frappé par la franchise d’Hugo, sa belle naïveté et sa passion pour la viande. Il lui propose de racheter un de ses billots pour sa cuisine, et ce pour 30 000 francs de l’époque. Une somme. Hugo en rigole encore aujourd’hui. Il lui céda pour dix fois moins. C’est sans doute sur cette confiance réciproque que s’est jouée leur association. En décembre 2012, Mikli vient de faire un coup retentissant : la revente de sa société au groupe italien Luxottica pour un montant non dévoilé (mais que les observateurs situent entre  100 à 150 millions d’euros). Mikli refuse de s’exiler. « J’ai bien fait , sourit-il, depuis lors j’ai eu trois contrôles fiscaux. » De cet argent, le lunetier (qui reviendra dans sa discipline en mars prochain) s’ouvre à toutes les suggestions, accompagne toutes sortes de projets ; de la culture de fraises sur le toit des Galeries Lafayette, à la conception de bus, de casques, de reconnaissance faciale pour la cosmétologie, de parcours tactiles pour les non voyants dans les grands musées… Et puis Desnoyer.

Le deal sera simple. Alain Mikli, sous l’enseigne Boucherie and Cow, reprend la marque Hugo Desnoyer, crée la vente par Internet et développe des restaurants avec l’appui d’une recrue de taille : le chef étoilé Frédéric Chabbert (Petrus, à Hong Kong). Chris et Hugo, sous la marque Hugo and Cow, gardent les deux boucheries et leur clientèle dont les restaurants qu’ils fournissaient jusqu’alors. Desnoyer épaulera Mikli en prêtant son image et fera vivre la marque.

« J’aurais mieux fait d’investir dans la lingerie, soupire aujourd’hui, Alain Mikli, mais cela aurait fait vieux pervers ».  Pourtant, il se lance à fond dans l’aventure. Il étudie la filière de l’élevage jusqu’à la racine des herbes, jongle avec la pulpe de betterave et les graines de lin, abat un travail de titan sur le terrain, impose bientôt une nouvelle charte auprès des éleveurs avec le respect de ses concurrents (« Il est carrément dans le vrai », reconnait l’un d’entre eux). Mais les déboires commencent. Et ce, en escadrilles. « Je pensais que ce milieu était noble. Et je suis tombé sur des voyous, des personnes malhonnêtes, des malversations ». Après avoir créé un laboratoire à Orly en 2015 (jusqu’à 46 employés; coût environ 3 millions d’euros), il affirme que les responsables trichent quelque peu sur les provenances, ne contrôlent pas bien la qualité. Du côté d’Hugo Desnoyer le son de cloche est différent : c’est Alain Mikli qui aurait tenté de faire passer de la viande qui n’en étant pas pour de la Desnoyer.

L’effet est désastreux, des clients se plaignent notamment sur la qualité du veau : « Les tirs sont arrivés alors de partout, raconte Hugo Desnoyer. Même pendant les vacances, les clients m’appelaient ».  Il ajoute : « C’est tendancieux ; ça laisse croire que c’est moi qui suis mauvais alors que ce n’est pas le cas. » D’autant qu’au même moment, aux Galeries Lafayette (Marseille, Nice et Paris), des boucheries sont créées sans l’aval de Desnoyer. En plein refroidissement commercial lié aux attentats de novembre 2015, les résultats sont épouvantables (on perd jusqu’à 7000 euros par jour). Les trois points de vente seront fermés un an plus tard. Quant aux travaux des restaurants, ils prennent un temps fou. Celui du marché Secrétan (chiffre d’affaire 1,1 million d’euros) sera même ouvert  en février 2016 après celui de Tokyo ( novembre 2015; chiffre d’affaire: 1,6 millions d’euros).  Hugo ne sait plus où il habite, dort sous une couette dans son bureau, aligne des journées de 18 heures. Boude, se fâche, se fait porter pâle pour l’inauguration de Secrétan, envoie les avocats pour récupérer de l’argent. L’association tourne en eau de boudin. « Le deal, soupire Mikli avant de rejoindre son ID Citroën vert pâle 1957, c’est qu’il y a un seul patron à bord. Et quand celui-ci est fou, il ne peut pas y avoir deux fous. Question logique financière, c’est crétin. Pour le moment, j’ai perdu 10 millions, mais ce n’est pas grave, c’est jouissif. J’aime aller à l’opposé du marché, être la risée de la profession, ça me motive. Mikli, c’est ça. » 

Jusqu’au bout cependant, il y a de l’espoir. Mais dans l’avion qui le mène à Tokyo à la mi-novembre, Hugo Desnoyer découvre que ses viandes sont vendues à prix cassés par Mikli sur vente.privée.com. De la fumée lui sort des oreilles : il n’était au courant de rien. Quelques rangées plus loin, Alain Mikli sommeille. Au moins les ventes par Internet (600 000 euros de CA par an) fonctionnent, le panier moyen est de 130 euros ! L’opération Vente-privée est un succès : 6000 lignes de commande et son fichier client augmente de 50%. Le marché japonais commence à s’ouvrir avec notamment la création d’un « corner » (éphémère) dans le grand magasin Isetan-Shinjuku et la perspective d’en ouvrir une vingtaine dans un proche avenir. Le restaurant d’Ebisu connaît un début fracassant. Il fait partie des 100 meilleurs restaurants du Time Out. Mais en ce début décembre, vers 21h, il n’y a pas grand monde ; les prix font tiquer.

Le dernier épisode entre les deux compères se joue en ce moment même. La réussite de leur projet était fondée sur une entente mutuelle et la capacité à écouter l’autre, ce qui a fait cruellement défaut. Il y a dans cette histoire si française, une dimension romantique mêlant le sadisme des affaires, le rosebud d’un Citizen Kane, la dépossession de son nom (comme avant lui Hermé, Ducasse, Bocuse, Poujauran, Poilane…), comme un pacte diabolique. Alain Mikli  se dit « anéanti  par cet échec cuisant » alors qu’Hugo Desnoyer retrouve un peu de sens à sa vie, et ses deux boucheries : « Je vais mieux, je retrouve ma vie de famille, ma  femme Sophie, notre fils Edgar, mes clients, mes repères professionnels. J’ai donné beaucoup, j’ai perdu des plumes, du personnel, des clients, mais ça va. » Le laboratoire fermera le 31 mai prochain. Boucherie and Cow étant en redressement judiciaire, Alain Mikli espère cependant conserver la même croissance pour ses ventes par internet en 2017. Quant aux restaurants, ils continuent à Secrétan et Tokyo; celui du marché Saint Germain,  ouvrira à la mi février sous l’enseigne « L’Etable Saint Germain, par Hugo Desnoyer »; la marque faisant partie de l’actif de la société. L’un et l’autre ne se parlent plus.