New York et sa rythmique fauve

petite promenade électrique

Cete ville est sans doute l’une des plus expressives au monde. Elle sait être graphique, tonique, électrique. Elle possède aussi une rythmique propre qui se joue sur les trottoirs, le phrasé, la gestuelle.

«  La route des bisons toujours visible sous Broadway ». Emmanuel Hocquard, l’Invention du verre.

Ça commence tout de suite. Dès le taxi de l’aéroport, la ville remonte par la colonne vertébrale. La voie express martèle la rythmique des jointures de l’asphalte. Dans la voiture, Marcus, le chauffeur, rajoute une autre couche: gospell zaïrois. Le chauffage ronfle. On pourrait presque sortir son saxophone, comme le fit Sonny Rollins sur le pont de Williamsburg. Intégrer les cornes de brumes, le fracas des rames du métro, la géométrie des câbles, des poutrelles. Vous le devinez déjà, le rythme va sans cesse réverbérer votre séjour. Ce même rythme avait la vertu d’oublier les ségrégations inefficaces. De vous faire attendre le moment d’un morceau où l’on va  se mettre à danser.

Sous la douche, la pression continue. L’eau  passée aux ultraviolets, enrichie au fluor, arrive à toutes blindes des réservoirs. Elle afflue ici à raison de 4 milliards de litres par jour.

La rythmique de New-York continue sur les trottoirs. Là aussi, on est dans son « propos ». On file droit devant. Parfois vers l’Ouest, comme on le fit autrefois. Pas le temps de lanterner, comme à Paris.  « Come on! » , « Avance! », « tut tut ! ». Même la bouche se met aux dentales, à la diphtongue, à la saccade. Khhh, khhhh, khhhh. Imaginez la table! Au restaurant JG Melon, 74th st,  le parfumeur Frédéric Malle s’est habitué à cette frénésie depuis bientôt douze ans. Entre deux bouchées de burger (l’un des meilleurs de la ville), il  s’amuse de nos interrogations. «  Bien sûr, c’est une machine  à laver ». Allons voir ses amis. Lolita Cros, 26 ans, art curator, a tout de suite perçu la poulie essentielle: « la rythmique de la ville, c’est les battements de coeur. » Pas ceux des amoureux, où les codes relèvent presque de l’amour courtois du Moyen-Âge. On ne s’embrasse même pas en se saluant. Juste des « air kisses » sans destination. Pas de regards directs, surtout pas (« mais de coin, oui! »). Non, les battements de coeur, c’est la hargne, l’énergie, l‘impatience. Il ne faut surtout pas se louper, pas  se porter pale. « Avec mon assurance, dit- elle, j’ai le droit de tomber trois fois malade dans l’année. » Dans son univers, il n’y a pas la surexcitation mordante des gens de la mode: « Disons que lorsque l’on propose une oeuvre à 1,2 million, il faut ralentir le rythme de sa phrase ».

Miguel Abreu, célèbre galeriste new-yorkais, ouvre des grands yeux d’enfant lorsqu’on lui évoque le Mondrian « Broadway Boogie Woogie » (1942), son graphisme musical. «  Ah oui, la ville était déjà très dynamique. Mais elle était plus spacieuse. Il y avait aussi plus de temps. Aujourd’hui la ville est compressée. On suffoque! Les jeunes qui débarquent sont immédiatement instrumentalisés. Il faut se faire connaitre très vite, gagner de l’argent sans attendre. Le marché de l’art en est arrivé à manger ses enfants, c’est à dire l’art libre qui l’a nourrit. New-York vit dans l’accélération. Et même si elle vogue beaucoup plus vite que Paris et Berlin, les rythmes demeurent moindres par rapport à Sao-Paolo, ou Hong- Kong. Il faut donc aller chercher ailleurs l’espace, la liberté de création sans obstacles omniprésents: Porto au Portugal, Portland dans l’Oregon… ». ». Sur ses murs, les secousses de la VR (la réalité virtuelle) donne au cerveau des nourritures démultipliées,  désentartre l’image.

La rue peut reprendre ses cadences, le Guggenheim vous entrainer dans sa spirale, l’air sa saturation. Les sirènes sinuoisidales aux multiples variantes fonctionnent à présent dans le « rumbling ». Elles vibrent, comme si elles avaient dénicher dans l’air de l’espace libre. Sur Maiden Lane (176 Broadway), votre pied s’est posé sur un verre de cristal. Il protège du passage des piétons (jusqu’à 50 000 en trois heures) la pendule de la bijouterie William Barthman (1884). Il est temps de suivre l’oblique de Broadway, rejoindre tout là haut (7 miles plus loin, au numéro 2751), le Smoke Jazz et  le Vincent Herring Quartet. Là aussi, même si le rythme baisse d’un quart de ton, le bassiste ne peut s’empêcher, lèvres mordues, de grimper les escaliers quatre à quatre. Car New-York est dans sa voracité. Dans son appétit de Hun. À 23 heures, à St Malachy, la chapelle des comédiens, l’office débute bientôt. L’encens rôde déjà. À 5h30 du matin,  ils sont des hordes à se réveiller, filer au sport. Chez Hewlett Packard, des réunions de direction peuvent se déclencher dès 7 heures.

Cette ville « ne dort pas », soit le slogan d’une cité qui s’accroche à un mouvement perpétuel. Elle n’a de cesse de produire dans son isorythmie la répétition régulière d’un élément rythmique. « Celui, précise Eric Dahan journaliste musicologue,  d’une ville mangée par la spéculation, les ordinateurs, le calculatrices ». Si loin  des années 73-77 où New-York crachait le feu, le boogaloo, le mambo, l’afro funk, Talking Heads, Patti Smith, Phillip Glass, la salsa et ses rythmiques digne d’un pool de dactylo. Même un drone aurait fait machine arrière.

« Seul souci, relève encore Miguel Abreu, c’est cette absence de politique de l’image sur laquelle on appuyait une civilisation, un façon de penser. Tout va si vite, il ne reste presque plus que des effets de poussières.». Maintenant, place à un étrange continuum où se frayent les vapeurs du chauffage urbain, les grattes ciel venus dévorer Hudson Yards, Tribeca. Comme un nouveau monde, dont on attend la symphonie.