Napa Valley. 9/10. La cuisine californienne existe-t-elle ?

Voici David Kinch

Neuvième leçon, la cuisine californienne existe t elle?

 

(Pour le guide 2018 des Relais & Châteaux, j’ai eu la chance de partir en voyage avec le photographe Yann Stofer pour un superbe voyage …)

 

Il faudra alors apaiser la monture, marcher longuement, respirer, redonner au corps son langage. Reprendre la route et se diriger cette fois-ci vers le sud, à Los Gatos, pour le restaurant Manresa. C’est ici que vit David Kinch. Une fois encore, une grande personnalité, un beau personnage au visage buriné par la curiosité, la malice et la passion. On le définit parfois sur internet comme étant une personne « spéciale ». Ce à quoi, il répond que jamais il n’a lu cela sur lui même. Du reste, tout ce qui est média, télévision aurait plutôt tendance à le hérisser. Ce serait même le mal du siècle: trop magnifier les chefs, leur faire perdre leurs repères, celui des produits et des saisons. Il ressent également une certaine lassitude de la part des clients vis à vis des menus dégustations. Ces derniers déserviraient les chefs en les poussant vers un nombrilisme de mauvais aloi. David  Kinch cuisine depuis plus de quarante ans, et il est toujours là. C’est un chef salué de partout avec une carrière longue comme un bras, digne d’un scénario de film. Débuts en 1981 au Méridien de New York, puis une savoureuse cavalcade à travers le monde que ce soit avec Marc Chevillot  à l’ Hotel de la Poste à Beaune (France),  « The Quilted Giraffe » à New York City, puis dans le vignoble californien, avant de rebondir à l’hôtel Clio Court restaurant à Fukuoka, au Japon. Ensuite: Dieter Müller (deux étoiles) au Schweizer Stuben, en Allemagne; Marc Meneau, à L’Espérance de Saint-Père-sous-Vézeley; Pedro Subijana, à l’ Akelarre en Espagne…David Kinch aura résisté à l’essorage du temps en apprenant la bonne distance à garder. Dans sa cuisine, avant le grand dîner, dix huit personnes oeuvrent dans le silence et les vapeurs. Avec son second, il affine en mise en bouche: nectarine finement tranchée, noix de cajou fumé, bouillon de jambon parfumé, gelée aromatique. Pfou, c’est un tout petit séisme au creux de la cuillère!

Ecouter David Kinch permet de mieux cerner la cuisine californienne. Existe-t-elle au demeurant ? David réfléchit, soupire: « Disons que c’est une appellation qui arrange les gens qui ont besoin de ce genre de repères. La cuisine ceci, la cuisine cela. Cela semble pratique. Mais inutile…Tous sur terre, nous cuisinons, les grands restaurants, les petits…  On cuisine en famille, qu’importe qui ce soit, où que ce soit, l’important c’est la cuisine, faire un plat avec les produits du coin. Et ici, en Californie, on est tellement heureux de vivre dans un environnement aussi riche, d’avoir une belle culture gastronomique et une clientèle passionnée. Ce qui nous distingue et en cela nous avons été dans le monde les précurseurs, c’est la santé, le bien être, le sens de la nature. Dès le départ, ce furent nos valeurs, nos fondamentaux. Je pense aussi que nous avons démocratisé l’univers de la gastronomie et des vins, nous l’avons décomplexé. Aujourd’hui ici, on peut s’intéresser à cet univers de façon spontanée, simple sans  barrière culturelle ou sociale. Certes, il y a beaucoup d’argent dans notre état, mais il y a aussi une fluidité des connaissances, du plaisir. ici, on se sent bien à table. »

 David Kinch voit bien que les choses bougent de plus en plus vite. La musique dans les grands restaurants, les étoiles filantes. Il veut cependant s’accrocher à ce qui a du sens pour lui: les sauces pour la sensualité des plats. Un autre élément lui semble également vital. Ce sont les odeurs, les fumets: « Souvent dans les cuisines, on ne sent plus rien, si ce n’est le propre. Les portions se font plus petites, les produits sont réfrigérés alors que ce que j’aime le plus dans une cuisine, ce sont les bonnes odeurs, dans un plat la dimension des herbes, de l’ail, de la menthe citronnée. Bon sang, c’est la vie de la table! ». Son geste préféré en cuisine ne consiste pas à faire tournoyer une poêle ou découper une viande d’une balafre inspirée. Non, ce qu’aime David Kinch c’est de saluer son équipe, serrer les mains, serrer contre soi. Pour lui, la table, où qu’elle soit, doit garder sa dimension humaine…

Alors que la Californie clignote de toutes ses élans vertueux se pose alors un sujet singulièrement paradoxal, à savoir la place des femmes dans la cuisine. A part quelques ilots de résistance, il n’y en a quasiment pas, ou alors dans des rôles de figuration, ornementaux. L’ordre masculin règne, impérieux et sans partage préfigurant dans la nature pendulaire des choses un rééquilibrage des choses. D’ici peu, lorsque la vague testostérone se sera un peu calmée, on devrait revoir apparaitre une dimension plus féminine de la cuisine, avec implacablement la fin des menus dégustations (leur tyrannie narcissique) et l’advenue d’une gastronomie plus clémente, moins hystérique à l’instar d’une Julia Child (lire ci contre)  qui insuffla dans les années 68, un magnifique courant novateur à la cuisine.