Septième leçon, la cour des grands se juge dans les petits détails
Même lorsque Thomas Keller n’est pas là, sa cuisine est bonne. C’est un grand classique de ces institutions portées par leur propre énergie que de rouler, comme une bicyclette, lorsque le champion ne pédale pas. Paul Bocuse, Alain Ducasse, Joël Robuchon connaissent cet étrange exercice de l’absence érigée comme un système et bénéficient d’un public disposé à ce genre de construction. C’est aussi le paradoxe de la gastronomie d’aujourd’hui, les chefs multiplient les images pour satisfaire aux quatre coins du monde leur existence, et galvaniser un public avide de notoriété. Ce jour là, par ce que l’on appelle un concours de circonstances, Thomas Keller était appelé sous d’autres fronts. C’est souvent la meilleure façon de mieux connaitre un domaine. Le seigneur n’est pas là, mais tout le monde est sur le pont. Le grand restaurant est plein, ce n’est pas grave. Le Bistrot Bouchon situé à quelques mètres de là est disponible en ce tout début de service. C’est aussi une façon de voir la philosophie d’une maison, son énergie, sa vraie nature. Arriver parmi les tous premiers, c’est un peu surprendre une automobile lorsque le capot est encore ouvert. On vérifie les niveaux, la pression des pneus, la clarté du pare-brise. On pose sa voix, replace une chaise de guingois, s’assure des plats du jour et de la bonne tenue des cravates. La carte du bistrot est un hymne cuisine française avec rillettes, oeufs Mimosa, salade lyonnaise, poulet rôti, steak frites, croque madame, escargot à la bourguignonne. Il y avait là une soupe à l’oignon que le commun des mortels aurait repoussé pour sa réputation joyeusement ringarde, symboles des nuits trop abreuvées et des matins carbonisés. Que nenni. Celle-ci arriva avec son petit dôme de fromage fondu (du comté) et s’avéra être un vrai petit bijou. Les oignons doux caramélisés conversaient tendrement avec le pain de campagne imprégné de jus de boeuf. Le boudin noir avait aussi de la clarté dans son propos, des contre points acides et vivaces, la purée apaisante. Le service était déjà dans sa bonne humeur surjouée, ses prononciations dentifricielles et le tout fut enlevé avec bonheur et bonne humeur.