Si l’on parlait d’imperfection

la réponse à la tyrannie de l'exquis

Il y a peu, Air France Magazine m’a demandé de plancher sur l’imperfection, autant dire que j’ai foncé comme un dératé…

Régulièrement, les courants d’idées viennent nous mettre à l’envers. Ils nous retournent, sèment une joyeuse zizanie et s’en vont en sifflotant. Il n’est pas loin le temps où l’on recherchait une certaine idée de la perfection, et sur son chemin, de l’excellence. Un monde laqué, lissé, photoshopé, presqu’immobile dans sa symétrie, au bord du silence dans sa profonde respiration virginale. Les revues de décoration nous sommaient de rejoindre ces univers glabres, extraits du paradis, descendus des cieux. Et du reste, lorsque nous nous retrouvions dans ces hôtels parfaits, nous avions presque honte de notre valise. De nous-mêmes. Nous n’étions pas assortis au plaid blanc cassé, à la chaise aérienne, au parfum d’ambre. Nous étions de trop. Voici à présent, un monde un peu plus accueillant. Soudainement, nous aurions grâce. L’imperfection serait donc une qualité, presqu’une quête. Même la cosmétique s’y est mise. Elle, qui traquait les tâches, interrogeait les pores, a reposé le postulat. Finies la hantise des rides. Cherchons plutôt comment et où vit on plus longtemps. On appelle cela les « blue zones » (Okinawa, Costa Rica, Sardaigne, Crête…) d’où une nouvelle gamme chez Chanel : le blue serum. De partout, comme dans la bistronomie, on revendique les décors bruts, les murs de béton, presqu’en débardeur. Sans rien. Desquamés. Plus proche de Jacques Derrida que Valérie Damidot; pas loin du « romantisme du mal foutu » cher au Corbusier. Qui s’inspire l’un de l’autre: les barbes de quatre jours ou les murs écorchés?

Le Japon, on l’imagine, abonde depuis toujours dans ce sens. Ainsi, lors de la cérémonie du thé, le « yosemukou » permet de proposer des assiettes et des plats différents plutôt que d’avoir un service parfait pour tout le monde. Cela crée ce fameux « wabi », la beauté de l’insuffisance. Cette dernière fonctionne comme le ricochet d’un galet sur la surface de l’eau. L’accident provoqué (de la vaisselle volontairement brisée puis réparée: c’est le kintsugi), les défauts de production, les fragments d’étoffe, des lambeaux réunis dans des tableaux textiles  dégagent une authentique poétique. Celle-là même qui rassure, qui imite la nature dans sa douce imperfection (les rebords  irréguliers d’une tasse). Le magasin Merci à Paris s’est même penché sur le sujet présentant il y a peu  des  verres de cantine Duralex, revus et corrigés (refondus) par les designers Loris&Livia. Bernard Heesen, créateur néerlandais a soufflé de son côté,  des pichets et de verres délibérément tordus. Trébuchez, et l’on vous remerciera.

Au delà de ce contrepied tonique, il faut lire dans cet hommage à l’imperfection cette notion du temps et du mouvement qui viennent dérégler l’ordre des choses. Ou d’un bouquet trop bien rangé. Son asymétrie (l’art de l’ikebana) offre de l’espace. L’air circule, il ne fige plus. Nous nous le sommes approprié. La vie est donc là, nous avec. La tâche qui rassure sur le tablier d’un cuisinier, celles de rousseur qui égaient un visage; un grain de beauté, un lierre envahissant, un craquelé, l’inclinaison,  une brisure et parfois même la malchance d’un sportif qui se blesse en tentant un exploit. Il n’a pas été parfait, le record n’est pas tombé. Lui, si. C’est le syndrome de la blessure qui souvent rend l’athlète plus fort, et son retour encore plus cinglant (même motif, même punition pour les chagrins d’amour, n’est-ce pas?).

« N’ayez aucune crainte de la perfection, disait Dali, vous ne l’atteindrez jamais ». Nous voila donc rassurés et surtout porteurs d’un regard plus bienveillant sur la nature humaine et des choses. Au delà de la céramique, de la littérature (le champs libre délivré par des points de suspension…), l’imperfection apprend au regard à sillonner différemment sur la vie. Il se détourne de ces étranges personnes parfaites pour trouver dans l’autre, ce qui nous manque, de ce qui nous fait « défaut ». Sur des êtres lisses et exemplaires, souvent notre coeur ne trouve pas la place pour y être.