Il n’y a pas longtemps, je vous ai bassiné avec la réédition d’un livre capital dans la culture japonaise. Dans de nombreuses réponses que je n’ai jamais reçues, vous m’en demandez un peu plus sur ce livre mystérieux…Alors, voila un texte sur le sujet…
Le Dit du Genji, moderne depuis neuf cent ans
C’est un événement de la rentrée, après la Divine Comédie, Don Quichotte, le Décaméron, les Fleurs du Mal, l’éditrice Diane de Selliers ressuscite dans une réédition somptueuse un des chef d’œuvre de la littérature mondiale, le Dit du Genji. ..
Reportage à Kyoto, juin 2007
Dans la salle surchauffée d’un hôtel interchangeable à Kyoto, la reine 2007 des maiko, une novice geisha, est comme frappée de stupeur. Elle est livide. Elle fixe un point au fond de la salle pendant que la soirée de lancement de l’édition du «Dit du Genji» bat son plein. Diane de Selliers l’éditrice peut enfin souffler. Ou presque. Le long souffle, après tout, c’est son rythme. Après sept ans de travaux d’approche et de fourmi, épaulée par Estelle Leggeri-Bauer, formidable universitaire connaissant le Japon sur le bout des baguettes, elle peut contempler cet ouvrage de 1280 pages, 500 illustrations du XII au XVIIene siècle. Ces rouleaux, albums, paravents, éventails, kamémonos (rouleaux verticaux) viennent donner un souffle inespéré à ce chef d’œuvre de la littérature mondiale. Il s’agit là du texte fondateur de l’imaginaire japonais, écrit par une jeune femme, Murasaki-shikibu (973-1014, probablement, au début du XIeme siècle.
Alors que les apprentis s’affairent autour de la jeune maiko, l’entourent et l’enserrent de son kimono traditionnels (soit 12 kilos de soieries, de parures ; de l’obi, cette large ceinture) soudain, la jeune fille lève la main. Demande une chaise. Tout occupée à masser les flans de la longue table de petits fours, l’assistance ne s’aperçoit pas du malaise de la future geisha. Elle porte la main au bord de son visage comme si elle retenait une verticale puis s’affaisse dans les bras de ses servantes.
Si vous trouviez que ce livre magistral est loin de la réalité, se berçant dans l’autrefois et la littérature, la lenteur un tantinet barbante aux regards pressés, vous tenez là la rampe d’une passerelle qui constamment relie la réalité d’aujourd’hui aux scènes de cour de ce livre majeur. Il raconte avec paix et pages planes l’ambiance de la cour impériale, l’atmosphère raffinée de la cour de Heian (actuellement Kyoto) et les amours du prince Genji. Celles ci sont multiples, raffinées, traversant solitude et exil avant de fondre sur une toute jeune fille. L’histoire est belle, poignante, moderne dans cette quête de l’absolu.
L’événement que constitue cette édition est liée à l’incroyable et patiente collecte des documents réunies par Diane de Selliers, Estelle Leggeri Bauer et son équipe : «Je n’ai pas franchement bataillé, le temps a simplement joué pour nous, ce fut une longue traque où il fallait mêler diplomatie et une infinie patience. Le traducteur suisse René Sieffer rêvait de ce livre. Il aurait voulu le voir avant de mourir.»
Surtout l’impressionnante iconographie collectée pour cette création va déployer en vous un authentique voyage. Certes, l’idéal serait de vous glisser dans un avion et de lui demander de vous arrêter au dessus de Kyoto. Après tout, vous feriez comme la civilisation nippone qui un (beau) jour, tomba du ciel. Vous regagnerez les multiples temples, les jardins aux fleurs éparpillées, aux arbres taillés de façon si douce, comme duveteux (furi). Ce sera la première leçon de cette lecture (de ce voyage). Lorsqu’on demande à Diane de Selliers ce qu’elle a gardé pour elle-même de ce travail colossal, elle répond dans la seconde : «l’attention portée aux détails, apprendre à regarder, à vivre les instants». Prudence toutefois, cette attention peut devenir délicieusement redoutable.
Êtes-vous vraiment prêt ? Regarder à droite et à gauche ces deux lions de pierre : l’un ferme la bouche, l’autre l’ouvre. C’est parti pour l’alpha et l’oméga, les visions à 360° qui devraient être notre lot quotidien. Apprendre à regarder, c’est sans doute accompagner les fresques, les estampes du livre étonnement décentrées. Il y a toujours cette façon troublante de nous placer dans la position du «spectateur omniscient», du voyeur. Du reste, sur ce tableau, le prince (le Genji) est là en train d’épier des jeunes femmes jouant. Vous voici ainsi convoqué dans la structure même de ces dessins au «toit enlevé» ? Dans ces vues plongeantes, le message n’est jamais central. Il n’y pas de point de fuite, ni de diminution perspective. Continuez de regarder partout et là, vous aurez régulièrement des cadeaux.
Dans ce jardin enchanteur de Kyoto, le livre semble s’être répandu la nature. Il est bien là dans ces roseaux qui oscillent (l’incertitude des sentiments) leur tranchant (sans commentaire). Soudain, du murier surplombant cette jeune visiteuse tombe un peu de matière sur l’épaule dénudée. Le temps de l’essuyer dans la gêne et l’étonnement, il reste cependant sur la peau, comme un calligraphie, la trace troublante. A ce jeu vertigineux, vous verrez vite que tout communique et tout correspond.« Tout est connoté, écrivait ainsi l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, relié, attribué, placé sous le parrainage d’un homme ou d’une ombre célèbre, et chaque bosquet de pivoines vous prend en flagrant délit d’ignorance».
Il n’y a jamais vraiment de symboles dans leur lourdeur centrifuge, mais de constantes associations, d’idées, d’images à celui, à celle, qui veut bien monter dans ce palanquin magique. Aujourd’hui, le repas servi en bento (une sorte de boite cloisonnée contenant légumes marinées, haricots au sésame, feuilles parfumées, tofu, quelques lamelles de poissons crus) ne vous rappelle t il pas quelque chose ? Cherchez ! Les estampes du Dit du Genji, ses cloisons, pergolas, lattis, parois coulissantes vous ramemant elle-même dans le cœur, le pli de la langue, celle du Kana (les idéogrammes japonais) déployées à cette époque pour marquer plus d’émotion, de féminité aux idéogrammes chinois (kanji). Au bout d’un moment, tout devient magique dans la lecture (dans ce voyage). Traversent odeurs tièdes miellées de châtaigniers en fleurs, des miscanthes, lespédezes ou autres asters le ruissellement des sons, à commencer par celle de ce ruisseau. On y a placé des cailloux pour tirer une mélodie étirée du passage de l’eau. Une clochette tinte dans l’air, elle nous dit qu’un souffle frais s’est créé. Il fait moins chaud. Une flute dans la proximité tente elle aussi de modifier l’espace, de creuser de son bambou un tunnel soyeux. Tout la haut un corbeau y va de ses cris railleurs, un hélicoptère lui coupe la chique.
De ce livre, si tant est que l’on prend le risque de l’immersion, on ne ressort jamais entier, plutôt agrandi, dans une douce schizophrénie. On regarde ses doigts différemment. On en viendrait presque à choisir ses mots, ses regards portés. Tiens…Le Dit du Genji.
Thierry Richard
25 septembre 2007 at 10 h 49 minQui signe ce très beau texte ?
mimosa
25 septembre 2007 at 11 h 28 minaprès avoir lu ton post il y a quelques temps j’ai décidé de me lancer dans la lecture de ce livre, il est super long mais vraiment superbe! une belle découverte!
sunny
25 septembre 2007 at 17 h 03 minMerci , merci !!! C’est trop génial de retrouver le Dit du Genji sur votre blog. God déjà sept ans !!!… j’ai vu cette exposition magnifique sur les Mille Lunes du Prince Genji à l’espace Mitsukoshi rue de Tilsitt 75008. Cet endroit organise de magnifiques expos. C’étaient des paravents peints par Ishiodori Tatsuya version contemporaine, inspirés par le Dit du Genji, des merveilles, je suis sortie de là éblouie, enchantée. Merci aussi à Diane de Selliers qui l’édite.
BalthazarB
27 septembre 2007 at 9 h 38 minJe ne sais pas si vous êtes client de la dame, mais il y a de chouettes pages (pleines de finesse pour certaine et à hurler de rire pour d’autres – une histoire de poulpe, notamment) sur la chère et le Japon dans le dernier Amélie Nothomb. Ce serait dommage de s’en priver.