Lorsque Jeremy se promène au Bois de Boulogne

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La première impression, la plus tenace dans mes souvenirs, c’est cette fraîcheur nuageuse qui s’arrime à mes narines… puis s’évapore. Une odeur évanescente et suspecte, que le nez semble découvrir. Comme l’herbe mouillée, peut être. Elle traverse les arbres entre lesquels on peut voir surgir, furtivement, des ombres aux silhouettes tantôt grasses, tantôt gracieuses, qui s’échappent des feuilles mortes pour rejoindre la route. Puis cette odeur qui disparaît, réapparaît…

Habituellement, on ne traîne pas dans les parages. C’est louche.

Trois copains échangent distraitement des textos. Derrière une immense camionnette rouge (mais combien sont-ils à l’intérieur ?), un scooter seul, égaré, semble perdu : il attend son propriétaire. Drôle d’impression que celle de craindre d’être épié.

La terre s’est mélangée à la peau. Le temps s’est décroché de l’horloge et du jour. Il tombe. Il s’allonge. Sous la pluie fine ou dans la brume du matin, certaines femmes regardent leur montre et leur portable, fixant les chiffres qui défilent lentement, dans l’attente d’une délivrance. Elles se morfondent ici depuis des heures, couvées par cette nature hostile dans laquelle elles survivent.  Droites, ou avachies sur un poteau, des halos de lumières les entourent, plantées qu’elles sont à la croisée des chemins. Certaines ont une chaise, pour se reposer, un parapluie, pour s’abriter. D’autres, nanties, des camionnettes, et posent ou enlèvent alors un boa violacé sur leur rétroviseur pour indiquer que la place est libre ou ne l’est pas. Parfois, une silhouette se dessine et me siffle, vulgairement joyeuse. Mais ce n’est pas mon genre. Non, mon genre, c’est de passer ici à vélo, le matin, traverser l’allée de la Reine Marguerite. Je passe, je file, je vole. Je regarde à peine.

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Là-bas, les prostituées ne font pas le trottoir : elles sont en lisière de bois. Ce bois qui n’ose pas s’appeler forêt tant il parait virtuel, royaume du faux, où celles qui le hantent ne sont pas toutes des femmes ni totalement des objets. Habillées de noir ou de rouge festif, elles remettent leurs bas au passage de tous ces bons hommes, costard cintré, jean basket au physique tout simplement commun, qui viennent ici chercher… quoi ? Du réconfort, du secret, de la violence ? Sitôt garés sur le coin de cette route imaginaire autour de laquelle divaguent des dizaines d’âmes damnées, ils quittent le réel et s’enfoncent dans les fourrés, pour fondre le temps d’une prestation tarifée.

Si la première impression est une odeur, la dernière est une vision : celle de la fumée humide qui obscurcit les âmes et donne l’illusion que nous sommes dans un monde au-delà du temps. Un monde à clefs, où chacun chercher sa sortie. La mienne est au bout de l’allée. Je sors, je respire à fond. Et laisse un sacré bordel derrière moi.

Jérémy Collado

  • Benoît Piquet
    25 février 2014 at 9 h 43 min

    C’est lumineux de justesse et en même temps si sombre, un peu comme nous tous quoi. Et si bien écrit. Bravo l’artiste, bravo pour avoir réussi une fois de plus à être là où ne l’attend pas tout en disant l’essentiel. J’aime beaucoup, assurément.