- Il faut les voir, rempli de petites fleurs dans les
yeux. Le ciel est d’azur, les avions tracent leurs lignes comme celles de la main. On y lit
l’avenir. Dans ce lycée hôtelier, les futurs chefs sont impatients d’en
découdre. S’ils ont choisi ce métier, ce n’est pas tant pour coucher la pâte
des mille feuilles, éviscérer les gibiers, épiler les kiwis, non. <C’est
pour voyager, découvrir de nouveaux pays, de nouvelles cultures, parcourir la
planète ; rencontrer des gens célèbres, leur parler, partager leur
univers ; passer de l’autre côté de la barrière, vivre quoi !>.
Dans ce vaste restaurant trendy de la Rive Gauche, à Paris, les tables sont au
complet et le service est à son plein. Il est 21 heures 30 et dans les grandes
cuisines visibles depuis la salle, ça marne sec ! Pourtant, de tables en
tables, virevoltent avec la magie de l’insouciance, l’accélération divine de la
gloire, de jeunes gens. Les tablées les accueillent comme des apparitions
papales, des tombés du ciel. Leurs visages leur répondent en clignotant
quasiment. Ils semblent dire : <oui, c’est bien moi (Kewin, Basil,
Eric, Matthieu, Lucifer…au choix), vous m’avez bien reconnu>. - Mais bien sûr,
ce sont eux les mini-stars de la télé, propulsés comme des flocons de pop corn,
le bocal ébahi, l’épiderme irradié. Ils passent donc de table en table,
habillés comme dans un magazine people, les tatouages réglementaires et même
pour l’un d’entre eux les lunettes de soleil, remontées sur les cheveux. Ils
saluent les clients et pour chaque tablée, organisent la pose resserrée pour
rentrer dans l’écran du téléphone portable. Ils papotent, racontent leurs
émois, leurs frayeurs, leur délivrance, leur métier. Ils voient même leurs
propres œuvres dupliquées sagement dans les assiettes . Pendant que les stars
essuient les étoiles, en cuisine, on s’affaire, on travaille comme des
forcenés, dans la vapeur et le néon à mettre en avant les jeunes pousses
télévisuelles. - Celles-ci ne mettent presque plus la main à la pâte. Il suffit
de déléguer pour le lieu jaune et la crème d’avocat tout est là, le velouté de
topinambour avec ses éclats de noisettes également, les asperges
blanches/œuf/crumble de lard fumé ; le magret de canard au café, shiitakes
et mangue… Il ne manque plus que l’autocollant <vu à la télé> collé sur
le coin de l’assiette, la page de pub entre chaque plat et les musiques anxiogènes
lorsque le plat arrive des cuisines. Par chance le public ne se prend pas pour
les cerbères de l’ordre gastronomique. Pas d’index fâché, de front orageux ou
de verdict étiré dans son compte à rebours. Non, les nouveaux aspirants de la
téléralité sont passés du cauchemar au rêve. L’écran téléporte. Mais où
donc ?
le 22 / 07 / 2013