Gruau, le geste libre

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Un livre et une exposition nous rappellent combien l’illustrateur René Gruau (1909-2004) reste d’actualité.
On avait totalement oublié un autre versant de l’artiste René Gruau, son regard sur l’homme. On connaissait la femme, éternelle, admirable, chatte et parisienne ; d’un chic fou, étourdissante dans ses fausses timidités, desséchante dans ses frasques, ses boas et ses épaules dénudées. Toutes participaient de la même énergie élégante, cette vie champagne, soirée à l’opéra et portière de limousine. Une vie rêvée, effleurée, poudrée. Un monde qui a du chien, de la dégaine, cravaché juste ce qu’il faut. Au-delà de ces représentations, de ces climats irrésistibles, il y a surtout un artiste, un dessinateur hors pair : René Gruau. C’est très jeune, à Rimini, qu’il s’exerça dans la demeure de ses parents (le comte Zavagli Ricciardelle delle Caminate et Marie Gruau de la Chesnaie) à reproduire les grandes estampes japonaises accrochées sur les murs du grand salon. Ce japonisme que l’on retrouve dans ses contrechamps, ses verticales et la distribution chromatique participent à cet enchantement si raffiné des oeuvres de Gruau.

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Lui qui rêvait d’être architecte, puis couturier, réussit à sublimer ces contrariétés en devenant artiste. Débutant à 14 ans par nécessité, ce dandy habillé en sportswear et polo dénoué, déjeunant frugalement, aura travaillé toute sa vie d’arrache-pied. On est loin de l’image désinvolte de ses modèles. C’était un forçat du trait, un jongleur de lignes, accumulant les essais et les projets et laissant derrière lui plus de 200 000 dessins ! René Gruau était plus qu’un graphiste, à travers différentes revues (Sir, Adam, Club, Le Figaro ; puis L’Officiel, Madame Figaro…), il humait les tendances et les soufflait dans les magazines : « Gruau prévoit une tendance mexicaine » (1963) ; « Gruau fait revivre le style 1920 de Scott Fitzgerald », « Gruau, vague rouge sur la Riviera » (1964).
C’est grâce à Sylvie Nissen, âme active de l’héritage du graphiste, et de Réjane Bargiel, conservateur en chef du musée des Arts décoratifs de Paris, que ce livre déploie une magnifique énergie. Gruau, qui devait même rentrer activement dans la mode et devenir le styliste de Christian Dior (la mort de ce dernier l’en empêchant), déploie à travers ces dessins son regard sur l’homme, déluré et complice. « Lorsque Christian Dior disparaît, en 1957, raconte ainsi Sylvie Nissen, René Gruau confie à son grand ami José de Gorrochategui : «Je perds mon plus grand complice. Il a été comme un frère.» Avec Christian Dior, il a travaillé en toute liberté et en confiance. Au fil des années, par ses créations, il assure une continuité graphique indissociable de l’esprit Dior. La fidélité réciproque de la marque et de Gruau, même au-delà de la disparition des deux hommes, illustre cette filiation artistique. » 

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Selon les maisons (Balmain, Jacques Fath, Galeries Lafayette, Dior, les tissus Dormeuil…), les hommes de Gruau deviennent tour à tour blonds comme des lords désoeuvrés, bruns rugissants extraits d’une Riviera fumant de soleil et d’azur, éphèbes décontractés et ennuyés. Et même, belle audace pour l’époque, poilus, extirpés de la salle de bains et de la serviette éponge, en témoigne la campagne pour Eau Sauvage de chez Christian Dior (la propre eau de toilette de l’artiste). Ces images, marqueurs de toute une génération et même au-delà, ce graphisme superbe s’inscrivent dans le sillage d’un homme qui tenait son secret et son talent d’une denrée rare : une liberté totale et ravie. –
Gruau. Portraits d’hommes, Editions Assouline, 230 p., 65 €. Exposition à Miami, Pampaloni, jusqu’au 15 février 2013.