Gastro politique: le joli hold up d’Alain Ducasse

Papier arrivant certes un peu tardivement, je vous l'accorde, mais je voulais tout de même vous livrer ces éléments intéressants pour la compréhension du paysage gastronomique…

Ducasse
En célébrant magistralement les 25 années de son installation à Monte-Carlo, au Louis XV, Alain Ducasse n'a pas seulement soufflé sur les bougies, il s'est également installé à la têtede la gastronomie mondiale.
Il fallait un sacré toupet pour signer un tel contrat. Lorsqu'en octobre 1986, un jeune barbu maigrelet vient négocier son contrat dans les bureaux de la Société des bains de mer à Monte-Carlo, une clause invraisemblable était inscrite à l'intérieur du parapheur. Ce jeune chef à peine rescapé d'un tragique accident d'avion avait fait consigner un challenge incroyable : l'obtention des trois étoiles dans les quatre années suivantes. Trente-trois mois après, le téléphone sonnait dans les cuisines de l'Okura à Tokyo, où Alain Ducasse effectuait une démonstration. Sur ce même téléphone en bakélite crème, Joël Robuchon avait appris, en 1984, lui aussi la même nouvelle, l'obtention de la troisième étoile au Guide Michelin.
Le 17 novembre dernier Alain Ducasse, 56 ans, vidait sa cave et son frigo (du moins celle du prince Albert de Monaco) pour fêter les 25 ans de son arrivée : 170 kg de poissons, 45 variétés de légumes, 70 kg de gamberoni, 120 kg de coings… Rameutant des cinq continents, de 25 pays, 240 chefs, soit 300 étoiles, il fit couler Dom Pérignon (vintage rosé 2000, vintage rosé 1995) Château d'Yquem (1988), Cheval Blanc (2004) dans un banquet qui restera historique non seulement pour un menu princier, mais aussi la prise du pouvoir par le nouveau rassembleur de la gastronomie mondiale.
A lui maintenant de se taper tout le boulot…
Il fallait également un sacré toupet pour s'installer ainsi tranquillement aux commandes de l'avion. Vérifier les portes opposées, relever toboggans et tablettes. Devant les plus grands chefs du monde, surfant au-dessus des rivalités de clans et de nationalités, Alain Ducasse a planté son couteau dans la motte de beurre comme un grand chef mohican : « Le côté confraternel de notre profession ne pourra jamais être anéanti par les orientations médiatiques des uns et des autres, ni par les chapelles. On doit, nous les cuisiniers, passer au-dessus de tout ça. »
Alain Ducasse (20 restaurants, 19 étoiles), avec son entourage (encadré depuis peu par l'ex-directeur de cabinet de Xavier Darcos, David Teillet, 37 ans), avait bien préparé ce G25 de la gastronomie, prenant soin de caler la date des festivités sur le calendrier de Joël Robuchon, l'un des cadors mondiaux de la cuisine, dont naguère l'inimitié réciproque égaya la chronique. Celui-ci au demeurant était lui-même bluffé par ce rassemblement : « Seuls le prince, la SBM, et Alain Ducasse pouvaient faire un coup pareil, mettre en valeur non seulement Monaco, mais la gastronomie, les produits et les chefs. Ducasse est un meneur, un rassembleur. Le prince est également un passionné de la table, qui soutient la gastronomie. La seule chose qu'il faut éviter avec lui, c'est de lui servir du thon rouge ! »
Joël Robuchon, (16 restaurants, 26 étoiles), 67 ans, « cuisinier du siècle », et bon nombre de ses confrères, ne sont pas franchement opposés à ce que Ducasse prenne le manche de l'avion. Après tout, c'est à lui maintenant de se colleter les relations avec les tours de contrôle, rentrer les trains d'atterrissage et faire fonctionner les essuie-glaces, pendant que le gotha de la toque se prélasse en première classe, coupe de champagne à la main.
Jacques Maximin, chef iconique oeuvrant à Cagnes-sur-Mer, connaît AD de « a à z ». « Je l'ai vu grandir, maintenant il a le bagage et le bagou. C'est le Zidane de la gastronomie et à force de rassembler, de réussir ses challenges à travers le monde, le pouvoir bascule vers lui. Déjà, en 1997, en prenant la présidence des meilleurs ouvriers de France, il devenait un leader naturel. »
 
Bocuse, planche à v

Paul Bocuse, l'empereur, était absent. Il ouvrait sa dixième adresse à Tokyo (!) mais n'en était pas moins présent moralement, tweetant à Ducasse : « Pardon pour mon absence, je tâcherai de faire mieux pour tes 50 ans au Louis XV ! » À 86 ans, Monsieur Paul est toujours à l'oeuvre, même s'il fatigue quelque peu, il est là, majestueux, planté comme une statue légendaire dans l'entrée de son restaurant. Il fait le tour des tables, vérifie les additions. « Il a toujours des étincelles dans les yeux, c'est incroyable », témoigne son gendre, directeur des restaurants du site de Collonges, Vincent Le Roux. Bocuse aime bien Ducasse allant jusqu'à déclarer sur un plateau de télévision : « J'aurais aimé avoir un fils comme lui. »

 
En fait, patiemment, Alain Ducasse tisse sa toile. Citoyen monégasque depuis 2008 par ordonnance personnelle d'Albert II de Monaco, il quadrille le territoire français avec sa chaîne des Châteaux & Hôtels indépendants (800 établissements), le monde entier avec des collaborateurs (799 personnes en propre et 1 875 au total dans les restaurants en contrat de management) essaimés sur cinq continents (il vient d'ouvrir à Doha son premier restaurant au Moyen Orient, décor de Philippe Starck). Il n'exclut pas de son rayon laser les cantines avec la Sogeres (filiale de Sodexo), la formation des chefs (avec ses écoles : 12,9 % de ses revenus) et même l'Espace où il travaille sur les nourritures de l'avenir et des premières navettes commerciales. Au classement Forbes des plus grandes fortunes, Alain Ducasse est le sixième chef cuisinier avec 9,7 millions d'euros, loin derrière Gordon Ramsay (30,9 millions d'euros). Même sa maison d'édition (4,5 % de ses revenus) réussit à mettre sur la même étagère ceux-là mêmes qui auraient pu lui faire de l'ombre en matière de tirage : Cyril Lignac, Joël Robuchon, Julie Andrieu. Il met consciencieusement sous sa coupe éditoriale les manitous de la casserole : Thierry Marx, Pierre Hermé, Frédéric Anton…

< On a même oublié la révolution française !>
Surnommé non sans raison, <Ducasse-Couilles>, le nouveau parrain de la gastronomie connaît à fond le terrain, fiche des journalistes, chambre les indécis dans son aquarium (la salle à manger située dans la cuisine) du Plaza Athénée, à Paris, les bombarde de slogans marketing en Inox. Tout en sortant une cuisine raisonnée et duplicable, il poursuit un incroyable travail de consolidation d'une gastronomie française bien souvent égarée dans le fatras de ses lauriers et une mondialisation parfois sans foi ni loi. Et encore moins de chef.
Michel Guérard, d'Eugénie-les-Bains, l'un des observateurs les plus avisés du métier, porte un regard apaisé sur le sacre de Monte-Carlo : « C'était tiré au cordeau avec un très grand professionnalisme. Alain Ducasse est dans la droite lignée d'un Paul Bocuse. Il est malin et rassembleur et, fort logiquement, le pouvoir roule vers ses mains. Ce qui m'a frappé à Monte-Carlo, c'était aussi l'ambiance très amicale : on riait et échangeait beaucoup. Je dirais chapeau l'artiste et vive la France ! » Fulvio Pierangelini, un des chefs les plus talentueux au monde, fantasque et tout en bourrasque d'humeur, partageait cette même impression : « Je n'y connais rien en pouvoir, je suis naïf et je n'y ai vu qu'une fête. On a oublié tout ce qui se passait dans le monde et même la Révolution française en sabrant le champagne dans les ors et les tentures d'une Principauté. J'étais heureux et fier d'être là, tout simplement ! »
Maintenant que les tréteaux sont débarrassés, les 5 000 verres essuyés, les 2 500 cuillères rangées, les 42 pièces démontées, Alain Ducasse va réaliser que la haute gastronomie est partie tellement loin dans la stratosphère de l'exigence et de l'excellence qu'en dessous, les bonnes tables fleurissent avec un babil plus autonome, spontané, loin de la mise en règle des guides et des hautes instances. Il y a une société civile – les bistrots, les mangeurs, l'Internet et ses blogueurs – et la société politique : les grands chefs, le Michelin, les thuriféraires, les réseaux (francs-maçons, notamment). Sa prochaine mission pourrait être de rapprocher ces deux continents. Mais il y a dans cette vue de l'esprit, quelque chose de trop simple. Après tout, le monde est devenu multiple, contradictoire. Un avion passe au-dessus, Alain Ducasse le pilote magistralement. En bas, il y a également de la vie, du champagne et des gamberoni.
  • Stefane Fermigier
    28 février 2013 at 17 h 05 min

    Pierre Gagnaire était-il présent ? C’est lui le plus grand…

  • almaserena
    28 février 2013 at 23 h 48 min

    « Je les rassemble tous mais ils ne m’aiment pas, ils me craignent »(op.cit.)
    Bravo François, réussir à égratigner l’insupportable imperator tout en exécutant un beau numéro de fayotage. C’est du grand art ! Tu n’iras pas dormir avec les poissons dans la baie de Monte Carlo.