Grace au Figaroscope, j’ai pu il y a quelques semaines, déjeuner avec Fabrice Luchini. Pour tout vous dire, cela ressemble en tout points à ce que l’on peut imaginer…C’est jouissif ! Ca saute par tous les bouts. On a l’impression d’être dans un accéléré de vie, dans un percolateur, un éclat de rire. On est comme sur une loupe accrochée à un fil…
On s’attend à un déluge de mots, c’est un ruissellement de sens. On s’attend à son rituel «é-nor-me». Il arrivera, mais à mi-voix. Comme par effraction, comme s’il avait oublié de faire du Luchini. On se dit alors que le repas va être divin, serein et enchanteur. C’est le cas. Il est avec les gens comme il serait dans un magasin de bonbons. Il va droit vers ce qu’il souhaite. Et l’obtient. Il a le tutoiement immédiat et avec Sébastien, notre photographe, il joue le jeu. Fait mine de marcher dans la rue, s’arrête devant une devanture, détourne le regard, oriente sa casquette. Itou pour la porte du restaurant, il la pousse comme dans un film. Comme si c’était pour de vrai. Et là, on rigole tant on a envie que la vie soit un film. Et lycée de Versailles.
Le choix du restaurant. Tout de suite pendant la réunion préparatoire, Fabrice Luchini a manifesté son désir d’aller déjeuner dans les cuisines d’Éric Frechon, l’un de ses chefs préférés à Paris avec Pierre Gagnaire et Guy Savoy. Il les adore avec un pétillement enfantin, désuet. Mais on avait envie d’un peu moins d’excellence impérieuse et de truffe ; plus de vie, de quartier et surtout de régler nous-mêmes l’addition. Alors, il a accepté de descendre tout près de chez lui, à la Table d’Eugène, rue Eugène-Sue. C’est un peu sa cantine. Du reste, dans l’entrée à gauche, il y a un petit sofa hyperconfortable: c’est là qu’il s’installe sous les yeux attendris de la responsable de salle. Comme d’hab’, les gens font mine de ne pas le voir. Mais tout le long du repas, ils captent des bouts de phrase, des bribes de conversation. C’est bien, d’autant que Luchini – j’avais un peu peur de cela – ne déclame pas, ne fait pas l’intéressant. Il est dans la conversation, s’intéresse pour de vrai. Et mène l’interview à la hussarde: «T’es né où? T’as quel âge? Homo? Marié? Ah oui, des enfants? Quel âge? Ton travail? Ta vie? T’éprouves parfois de la lassitude? Non?» Bon sang, ça passe à une vitesse folle. En cinq minutes, vous avez votre auto toute démontée, les fauteuils sur le trottoir, les pneus empilés et vous debout, tout nigaud, avec le volant dans les mains. Ça fait drôle. Mais du coup, je me suis permis de faire la même chose. De lui demander ainsi ce que pouvait bien signifier une épatante formulation qui m’avait enthousiasmé dans une interview, renversante de ramassé et de haute philosophie, à savoir «la paix du slip». Et bing, notre homme d’embrayer en faisant la toupie, triple looping, reptation ventrale et saut de cabri, jonglant de partout, passant de Schopenhauer à la dimension anxiogène de la libido. Pilant net. Repartant alors qu’on avait le nez écrasé sur le pare-brise. Avant de conclure à la Jouvet: «Ce n’est pas si simple, cette affaire-là.» Silence devant son interlocuteur en caleçon et volant dans les mains.
Les plats. Lorsque l’assiette arrive, Luchini attend qu’on s’y attelle. Il sonde. Attend le répondant. Alors, on va choisir dans son plumier des crayons de couleurs. On tire la langue et l’on regarde le plat dans le blanc des yeux. Ceux-ci ont la clarté d’une saint-jacques à la plancha, betterave, compotée de coing. Le grain de la composition est parfait pour un jour d’hiver: assez épais pour la matière, la lenteur au palais, la démarche en pardessus. On tire sur le fil de celui-ci, on détricote les manches. On lui fait les poches. Luchini écoute, promène sa fourchette comme un Critérium à pointe fine. Lui aussi tombe dans la spirale. Il fait rudement attention. Pose des questions. Regarde le cirque, goûte le vin. Celui-ci est un brin trop chaud pour un crozes-hermitage blanc: «Il s’élance trop pour n’arriver à rien, dit-il, il n’a pas le contact.» C’est vrai: il est mou, il n’avance plus. On se concerte comme des petits chapardeurs. «T’oserais demander à ce qu’on le change?!» Non, on va le rafraîchir. À la bonne heure, le voilà qui redémarre.Le climat. Luchini mange avec un bel appétit. Ses couverts swinguent bien sur l’assiette, ramassent avec précision, poussent, pellettent métronomiquement. Tout va passer: ses ravioles, le poisson avec les salsifis. Même pour le dessert, il évite les plus légers et pose son doigt sur le mont-blanc maison. La cuisine est douce, clémente, presque féminine alors que le chef, qui vient le saluer, est un solide gaillard formé chez Éric Frechon, au Bristol. La maison vient d’ouvrir, il y a peu, une annexe dans la rue. Elle figure dans le Figaroscope du jour. Fabrice lit le titre lentement, façon Luchini, sans toutefois le répéter au ralenti énamouré, comme un douanier découvrant de la schnouf: «Le XVIIIe en pleine ascension… C’est déprimant ça.» Et le voilà reparti comme une fusée. C’est un vrai Cinémascope avec des personnages dans tous les coins. Tiens on était dans le XVIIIe chic. Voici le père de Vincent Cassel. «Je le vois encore dépliant et repliant sa haute taille dans sa Mini Cooper. J’étais là, tout gamin, à faire la livraison des cageots. C’était un peu comme Proust qui voyait dans la duchesse de Guermantes quelque chose d’impossible à obtenir…. Jamais je n’y accéderai. Hé bien moi, ma duchesse de Guermantes, c’est Jean-Pierre Cassel.»
Sercice très agréable, tout en douceurs à l’image de la cuisine, une indulgence gourmande et précise. Pour les prix: 122 €, pour ce banquet, ma parole, c’est donné! Menu-carte à 38 €.
Pour tout dire, je ne sais pas si j y retournerai…La prochaine fois que j’irai, je chercherai les mots justes, les fusées éclairantes, le charivari épatant d’un accélérateur de particules, d’un derviche tourneur sur cretonne.
La Table d’Eugène, 18, rue Eugène-Sue, XVIIIe. Tél.: 01 42 55 61 64.
Grand
1 février 2013 at 9 h 40 minSérieux, quand je l’entends j’ai une envie irrépressible de lui dire « non mais tu vas pas la fermer ta gueule ; ton sketch sur les plateaux TV ok mais là tu te calmes et tu la fermes »
nathalie-marie
2 février 2013 at 15 h 50 minRencontre appétissante en gourmets majeurs, portrait au couteau et écriture ciselée toujours délicieuse. Des mots, des mets, deux esprits encore de la magie.
Grumeau
6 février 2013 at 6 h 32 minLa chance! La rencontre avec le grand Lucchini doit être magique, il paraît être resté assez simple derrière ses envies de Fréchon et de Guy Savoy…