Pour cette veillée de Noël, je voulais vous raconter cette histoire vécue à Kyoto…

Il sera question de pain, de fougasse et de bienveillance


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Le Petit Mec, histoire d’une révélation

Je me souviens encore de ce long périple au Japon. C’était à la fin de l’année 1998. Pour le magazine Casa Brutus qui venait de naître, nous étions avec une petite équipe partis pour sillonner le Japon pour une recherche aussi pittoresque que passionnante: savoir où se trouvaient les meilleurs croissants, les meilleures baguettes, les meilleurs pains de campagne et pâtisseries du pays! Vous pouvez imaginer cela ?

Pour moi, ce fut une expérience inédite. Pour tout dire, j’avais l’habitude de donner mon avis, mon jugement sur les restaurants du monde entier. Mais là, pour la première fois, il s’agissait de ranger, de classer des produits de tous les jours avec un regard professionnel et surtout un jugement inattaquable.

Dans ces cas là, bien souvent, j’esquivais. J’évitais de donner le fond de ma pensée. Je me souviens ainsi de m’être retrouvé dans une cave de vignerons du sud ouest de la France pour faire un papier sur le vin de Madiran. Je ne m’attendais pas du tout à me retrouver dans une cave voutée avec une quinzaine de gaillards pour une dégustation de vin, moi qui savais à peine gouter les vins de cette région. Il y eut un long silence. Tout le monde goutait le précieux nectar dans un silence de cathédrale. Tout le monde attendait mon verdict. Dans ma tête, j’étais perdu et effrayé. Je ne laissais rien paraitre, mais j’étais en totale panique intérieure. Dans ces cas là, logiquement, il y a toujours un ange qui passe par là, et vous prête ses ailes. Je restais encore silencieux et finalement je dis avec une voix profonde:

  • très intéressant…

Tout le monde fut soulagé et chacun partit dans ses commentaires que je répétais à ma façon.

Cette fois-ci, il ne s’agissait pas de jouer au clown, mais plutôt de donner une vraie réponse d’un soi disant spécialiste.

Ce voyage au Japon m’a ainsi permis de faire un grand bond dans ma vie professionnelle. Avant, je fonctionnais plus sur un mode subjectif: j’aime/ j’aime pas. Ce n’était pas compliqué, il suffisait de travailler à l’allégorie, d’affiner un style littéraire et surtout d’être courageux dans son ressenti. La critique gastronomique est souvent pleutre et courtisane, c’était ma façon de me distinguer en assumant courageusement mon vrai sentiment.

Avant de partir dans ce long voyage d’enquête, je me suis posé la question de savoir comment juger une baguette, un pain de campagne, un croissant. Il me fallait un instrument de mesure simple et inattaquable. Il me fallait aussi un instrument que je puisse prêter à tout le monde pour faire le même travail. Et non m’enfermer comme souvent chez les spécialistes, avec un jargon, des mots compliqués, des repères secrets histoire de passer pour un « grand » et mystérieux spécialiste. Le monde du vin et des restaurants est souvent lassant avec cette façon de s’isoler, de faire les savants alors que notre métier est de donner aux autres des bonnes adresses et surtout, de dire pourquoi et comment une adresse est bonne. Ces enquêtes doivent être faites de façon honnête: en payant, en restant discret, en regardant bien.

Pour ce voyage dans les pains du Japon, je me suis dit qu’une grille simple  de quatre entrées était possible à fixer. Prenons si vous le voulez bien le croissant.…

D’abord son aspect: il doit pouvoir se détacher par les « cornes »; sa rondeur, ses croutes et son relief. Il doit être joli à regarder, doré, miélé avec même des carnations brunes, presque brûlées. Jamais livide, tout blanc, comme absent.

Ensuite, lorsqu’il s’étire en l’ouvrant il doit présenter des alvéoles, une souplesse gourmande. Il doit se laisser faire sans se briser (signe qu’il a été mal décongelé), ni rompre de façon soudaine.

Le nez, en troisième lieu, doit être évocateur des odeurs d’une bonne pâtisserie. On ne doit pas sentir de mauvaises graisses, un goût métallique (celui de la tôle du four). Il doit nous ravir et nous donner une irrésistible envie de le dévorer.

Enfin arrive la dimension de la bouche avec la mâche, les saveurs, les pointes salées et cette délicieuse combinaison qui fait que nous salivons avec plaisir. Il doit procurer un réel plaisir avec longueur et langueur.

Souvent j’ajoute une autre dimension, celle du prix. Un croissant très cher au goût moyen n’est définitivement pas un bon croissant. Un croissant pas cher et pas beau n’est pas non plus un bon croissant. N’est ce pas ?!

Avec cet outil de travail, nous avons pu partir à l’assaut du Japon avec une petite équipe réunissant des professionnels et des amateurs gourmands. il ne faut jamais s’enfermer entre spécialistes; ces derniers deviennent arrogants, trop surs d’eux et se coupent du monde. Les amateurs gourmands ont plus d’innocence et autant de réceptivité. Ils ont parfois des enthousiasmes exagérés ou des détestations assassines, mais leur présence m’est indispensable. Ils nous ramènent au bon sens…

Nous avons voyagé pendant une dizaine de jours, procédant au ramassage des articles dans la journée et le soir en réalisant des dégustations à l’aveugle. Ces dégustations, je les souhaite rapide. Elles demandent une très grande concentration à l’image d’un karatéka brisant un un mur de briques: s’il tape mollement, il peut y passer toute la nuit sans arriver à son résultat !

Le croissant, la baguette ou le pain de campagne doit être passé comme au laser, analysé dans ses quatre dimensions. Il faut faire vite car le jugement se lasse. Il se brouille. La  bouche perd ses repères. Les premières impressions sont souvent les meilleures. Ensuite il faut passer au suivant et ainsi couvrir une quarantaine de produits. C’est peut être difficile, mais sinon, le temps ruine les perceptions.img_0573

Dans la journée, nous faisions ainsi  le relevé des échantillons. Nous avions une petite camionnette, nos plans de ramassage. Notre bonne humeur (fondamentale pour un travail sérieux!). C’était très agréable et à la fin de la journée, on avait l’impression de voyager à l’intérieur d’un un croissant géant, tant la voiture sentait le beurre,la crémé et la mie.

Très vite, on voyait à quoi pouvait ressembler la qualité des pains d’une maison. Ce qui m’a choqué à Tokyo, c’était souvent les grands noms de la cuisine française qui posaient leur marque sur des productions d’une grande banalité. Ils soustraitaient leurs créations à d’autres producteurs et le résultat était d’une grande banalité. Je me suis aperçu aussi que les petits artisans travaillaient avec un coeur incroyable. J’ai même été saisi par leur incroyable savoir. Pour eux le pain était du niveau d’une recherche universitaire. Bien souvent, ils avaient parcouru le monde entier pour connaître la pensée du pain: le Mexique, l’Inde, la Chine, l’Europe… Ils connaissaient toutes les modes de panification, les variétés de farine, les modèles de four, l’histoire des civilisations.

En France, le niveau de connaissances est rarement aussi élevé ainsi que l’approche humaine de cet élément fondamental de la culture culinaire. On travaille plus à l’instinct et à la tradition qu’à la connaissance.img_0584

C’est pour cela que notre visite de Kyoto fut une des plus enrichissantes. Nous visitions plusieurs boulangeries et pâtisseries lorsque nous sommes tombés sur la boulangerie de Petit Mec tenu par Itsumi Nishiyama. Tout de suite, j’ai senti qu’il y avait là une puissance et une intelligence du pain, une véritable expression. J’ai toujours pensé que la notion de sentiment était importante dans une adresse, l’impression que l’on a; ce qu’elle réveille en nous.

Même parfois des adresses somme toute quelconques expriment un « sentiment » fort: la cuisine est honnête, le lieu propret mais il y a une âme une gentillesse (ou un caractère) forte. Elle nous touche. Et nous retient !

A Petit Mec, ce fut le cas. La boutique sentait si bon, les vendeuses étaient fières de leur métier; tout comme le patron. Et cela ne peut qu’imprégner le coeur et le sentiment. La présentation appartenait à celle des gens qui ont beaucoup en eux, qui sont généreux. Tout cela concourrait à l’excellence des produits, à leur bonté. Il y avait là non seulement le pain traditionnel mais aussi le pain de campagne, le croissant au beurre, le sandwich au jambon, la tarte au chocolat, le pain aux raisins…

Je me souviens encore de la fougasse qui était aussi bonne que celle que j’adorais à Uzes, dans le sud de la France. Le soir même, lorsque nous fîmes la dégustation les produits de Nishiyama-san, son pain de campagne fut le meilleur et ses aux autres articles avaient une appréciation maximale. Lorsque nous avons découvert le véritable nom des nominés, nous avons tous été soulagés car parfois dans ce genre de dégustation à l’aveugle, les articles un peu trop parfaits atteignent des places exagérées car ils jouent avec les canons de la perfection sans avoir l’âme. Je préfère un pain, ou un croissant, un peu plus simple mais avec un peu plus d’esprit. Trop souvent les boulangeries, les restaurants sont encombrés de gens un peu cyniques qui jouent avec les repères de l’excellence , mais sans laisser un peu de leur coeur, de leur âme, de leur philosophie. Vous devez comprendre ce que j’essaie de vous dire: lorsque vous visitez un restaurant ou un salon de thé où tout semble parfait, mais il y manque quelque chose. On s’y ennuie. C’est qu’il manque tout simplement de l’âme, du sentiment.

Le Petit Mec, c’était tout sauf cela.

Quelques temps après, lorsque le papier est paru dans le magazine. C’était au printemps 1999, j’ai appris que Petit Mec avait du mal avec la conjoncture économique. Il était sur le point de déposer le bilan. Grâce, parait il, à ce papier , les clients sont venus en nombre et il a pu continuer son beau métier.

Les temps ont passé et régulièrement, je me dis que ce serait amusant de venir  saluer Nishiyama-san et de se raconter les années passées. J’ai appris qu’il avait même ouvert deux adresses à Tokyo !

Chose étonnante, l’année dernière, comme chaque année, je viens à Tokyo à la fin du mois de Novembre et je suis passé dans une boutique de vêtements pour homme que j’aime beaucoup: Takeo Kikuchi. J’aime bien son style et aujourd’hui je vous écris ces lignes avec un foulard de cette maison. Il est en soie noire avec des petits points blancs. C’est très doux au cou. Cela fait partie de mes rituels à Tokyo. Celui aussi de monter au dernier étage. Il y a là un salon de thé – cafétaria appelé le Réfectoire. Il est fréquenté par de nombreuses Japonaises qui apprécient la qualité des nourritures et l’ambiance. Souvent, c’est une radio française que l’on entend. Mon rituel est le suivant: toujours un cappucino et un sandwich du jour. En travaillant ce papier, j’apprend que le pain est fourni par…Nishiyama-san !

Tout cela pour dire que la nourriture, les pains, ne sont pas seulement des produits sans vie. Ils portent en eux une histoire, un long voyage. Précisément, celui que je voulais vous raconter aujourd’hui…img_0575