Buenos Aires. Francis Mallmann, le feu est dans sa bouche

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A quarante ans, lassé par la haute gastronomie, ce cuisinier considéré parmi les plus grands chefs au monde, avait choisi de se retrouver. De revenir à ses racines, celle de son village natal, Bariloche en Patagonie. Il s’est alors concentré sur ce qui le galvanisait le feu. « Il m’excite et tout en même temps m’apaise l’âme. Devant le feu, on peut s’aimer, réciter des poésies, se retrouver entre amis, rêver et cuisiner ». Aujourd’hui, proche de la soixantaine, il se concentre sur ses trois restaurants  en Uruguay, Mendoza et Buenos Aires. C’est dans ce dernier qu’il nous reçoit, prenant son temps, ralentissant ses récits comme un authentique conteur avec sa belle voix profonde , à la lassitude poétique. Il évoque un pays qui l’a fait vibrer (la France) et nous annonce même son prochain retour ! Du côté d’Aix en Provence…

On vous surnomme « le roi du feu », c’est un vérité ou une marque commerciale ?

Ah ah…Vous savez ma carrière a débuté en France, mais à 40 ans, j’ai décidé de tout changer. J’ai voulu trouver un schéma plus simple qu’une haute cuisine compliquée . Du coup, je me suis tourné vers mon enfance en Patagonie. Nous habitions à Bariloche. Mon père y était physicien et nos grands parents venaient de Boppard, près de Cologne. J’ai eu une enfance très heureuse, pas riche, mais dans une belle maison au milieu des arbres fruitiers.

Quelle était alors votre idole de jeunesse ?

Brigitte Bardot !

Avez vous suivi une école de cuisine?

Non. j’ai très vite été fâché avec l’école. Dès l’âge de 10 ans, j’avais un immense besoin de liberté.A tel point que j’ai quitté la maison à 13 ans en étant dj. A 16 ans, j’ai rejoint la Californie car j’étais dingue de la musique folk: Byrds, Bob Dylan, Still  Nash and Young, James Taylor…C’est là que j’ai rencontré une fille, Cécilia. Nous avons monté un restaurant puis nous sommes retournés en Argentine, ouvrir un autre restaurant.

Qu’est ce qui a déclenché chez vous cette passion ?

J’adorais lire le Larousse Gastronomique. Tous les mots me faisaient rêver: le vin de madère, les coquilles saint jacques…Choses qui n’existaient pas en Argentine. Alors je suis parti en France, j’ai vécu trois-quatre mois dans un petit hôtel de Saint Germain. J’ai senti alors l’esprit de la culture française. Mais l’accueil ne fut pas évident. En rentrant au pays, un ami me suggéra alors d’envoyer une lettre aux 21 trois étoiles. 

Avez vous eu des réponses ?!

Tous me répondirent: parfois oui, parfois non. Alors j’ai commencé chez Ledoyen, avec le chef Francis Trocellier qui fut abattu plus tard par un policier. C’était un restaurant incroyable.Il y avait en cuisine plus de 50 personnes avec les sauciers, garde manger, boulanger, pâtissier, commis…Francis me convoqua un jour. « Vous êtes jeune, mais vous être déjà chef, propriétaire votre restaurant, n’est ce pas? Alors tous les jours à 11h30, nous déjeunerons ensemble. Moi je ferai le poisson ou la viande. Et vous la salade. Car j’adore la salade ». Je pensais que ce serait simple.Le premier déjeuner, il me dit tout de go: « Mais elle est immangeable votre salade ». Et pendant des mois, tous les jours, je refaisais la salade.  Au sixième mois,  il me dit alors: c’est mieux maintenant. C’est sans doute la meilleure leçon de cuisine que j’ai eue dans ma vie.

La cuisine n’a donc rien à voir avec les mesures?!

C’est exactement ce que me disais Alain Chapel. La cuisine est une langue silencieuse. En un geste, après 20-30-40 ans, on sait exactement le goût que l’on va donner à une viande, à une salade. Il suffit de bien regarder les feuilles vertes, de connaître son huile, son vinaigre et d’oublier les mesures !

Avez vous connu d’autres expériences à Paris ?

Oui, à l’Archestrate d’Alain Senderens au moment de sa grande gloire, il y avait en cuisine Alain Passard. J’ai connu le Grand Véfour également avec Raymond Oliver. Taillevent où j’ai été foutu à la porte par le chef Deligne. Ce soir là, rien n’allait. Monsieur Vrinat était tendu, des plats revenaient en cuisine: j’ai tout pris dans la poire, sans doute pour une histoire de lardons oubliés dans la farce de la volaille!

Il est écrit que vous avez travaillé avec Paul Bocuse, est ce vrai?

J’ai lu cela, mais c’est faux. J’ai en revanche eu la chance d’apprendre auprès d’Alain Chapel. J’ai longuement insisté. A chaque fois, il disait non. J’y suis retourné un dimanche. Le restaurant était fermé. Un monsieur travaillait dans le jardin avec un chapeau. Je me suis approché et j’ai demandé Alain Chapel. « C’est moi » répondit- il. Ah, c’est encore moi monsieur Mallmann, d’Argentine. Je voudrais travailler avec vous. Il s’est relevé, m’a fixé un peu durement. « OK, alors vous choisissez: soit que vous travaillez pendant quatre ans avec un petit salaire mais avec la promesse de rester. Ou alors, c’est 1000 dollars par jour !». Je ne pouvais pas. je suis retourné en Argentine. Un restaurant très élégant de Buenos Aires m’a embauché. j’ai réussi à glisser dans les clauses du contrat, la possibilité de passer 10 jours en stage payant chez Chapel. Ce qui fut accordé. Je suis donc revenu à Mionnay, au restaurant de Chapel. Le dernier jour de mon stage, il m’a invité à dîner. Nous avons longuement parlé. Il a réalisé alors ma véritable passion pour la cuisine. Avant de repartir, je suis passé à la comptabilité pour régler mon séjour. On s’est étonné et monsieur Chapel fut appelé pour le montant du stage. Il répondit alors: «  Rien. c’était une blague ».

Avez vous des envies de revenir en France ?

J’ai toujours adoré ce pays. Avant de mourir, je rêve d’ouvrir un restaurant à Paris ! Mais en attendant, dès cet été, je serai du coté d’Aix en Provence. Avec un partenaire, je vais ouvrir une réplique de mes restaurants d’Uruguay. Une cuisine simple et chic autour du feu. Vous savez, même si ma cuisine s’est dépouillée, même si je ne fais pas de sauce marchand de vin, mon style est totalement issu de la culture française: le respect des produits, le goût, le silence dans toutes les cuisines. C’est l’Histoire de France.

Quel est votre plus beau geste ?

(il se lève, prend un torchon, le tient du bout des doigts et sèchement, le fait claquer). Ca ça veut dire que je suis content de me mettre au travail ! C’est un tic chez moi…

Comment peut on qualifier la cuisine de Buenos Aires, y a t il une relation entre ses névroses et son style ?

Je pense tout de suite à des restaurants simples comme Carlitos. On y travaille des produits de belle qualité. Et en même temps, c’est un désastre: les tables sont en plastique, la cuisine n’est pas très nette. Mais c’est ça Buenos Aires. Il y également la notion du temps.On y reste déjeuner deux-trois heures. On laisse la vie aller. On boit du vin, on parle avec ses amis. C’est sans doute une des plus belles choses de la ville !

Quel est le goût de la ville?

Salé ! Comme le croustillant de la viande ! 

En quoi la cuisine argentine est différente des autres cuisines d’Amérique du Sud ?

C’est comme un jeu de Lego. On joue avec les différentes origines: espagnoles, italiennes, françaises. Même allemande! Prenez le spätzle, le chou, les saucisses, le petit déjeuner avec ses charcuteries …Ici, lorsque les immigrés sont arrivés, ils sont venus avec leurs souvenirs. Qui sont devenus des rêves. On s’est reconstitué des plats comme la milanesa, un plat maintenant national, qui n’a rien à voir avec l’original. Pareil pour les gnocchis de pomme de terre ! On n’hésite pas à rajouter des éléments…

Quand vous mangez seul, quel plat vous préparez vous?

Le riz. C’est pour moi le plat le plus élégant, le plus mystérieux. Je me souviens ainsi être allé au Lucas Carton, époque Senderens. Le maitre d’hôtel était assez arrogant avec notre table. Il nous a demandé: « Qu’est ce qui vous ferait plaisir aujourd’hui? « . J’ai répondu du riz ! « Comment cela, on ne vient pas ici pour du riz, voyons! ». Et bien, ai-je répondu, aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, c’est le riz qui me rendrait le plus heureux…

Quand vous êtes vous brulé pour la dernière fois ?

Je ne m’en souviens plus. On se brûle lorsqu’on est pressé. Il ne faut jamais l’être, même lorsqu’il y a plein de gens qui attendent. Je travaille lentement, posément. Donc, je ne me brûle pas. Je peux même marcher sur le feu. Celui ci offre pour moi la même valeur que l’acte d’amour. Du grand feu aux cendres. Il y a là la même beauté que dans une relation sexuelle avec la froideur du début, les détours, les escaliers: tout est bon. Je pense souvent à cela.

Correspond t il à votre structure mentale ?

Je ne crois pas en l’harmonie. Par exemple: un steak, une pomme de terre, un vin rouge. D’accord, ça marche: je comprends. Et alors ? J’aime le CLASH dans ma bouche. J’aime lorsque les choses sont bonnes, et ne s’entendent pas. Qui se détestent même et me fassent savoir qui est est le meilleur ! je n’aime vraiment pas cette hantise permanente du « mariage »

Les chefs voyagent de plus en plus, pensez vous que la notion de terroir résistera t elle?

Là dessus, je suis très puriste. Je crois beaucoup aux frontières et je déteste cette idée de fusion. il y a là de l’irrespect comme ces jeunes chefs qui passent trois jours à Bangkok, quatre heures sur internet et ouvrent un restaurant thaïlandais. Ou encore ce chef de NOMA, René Redzepi, qui annonce vouloir « réinventer la cuisine mexicaine ». Je rêve ! Il faut vivre longtemps dans un pays, laisser infuser, comprendre , aimer…Comment les gens s’habillent, marchent. La cuisine, c’est un trésor !

Quelle valeur portez vous aux classements comme celui des 50 best restaurants ?

J’ai été jury pendant sept ans puis. Puis j’ai démissionné tant je me suis rendu compte qu’on aboutissait à un résultat, triste, horrible. Il donne aux jeunes une image erronée de cette profession . Pour être reconnu, il faudrait donc faire une cuisine résolument moderne, visuelle. On oublie ainsi ce qu’est la cuisine dans son classicisme, ses bases. J’ai pourtant été Septième du classement, mais je n’ai pas aimé tous les lobbying, les pressions…

Pour vous qu’est ce qu’on bon moment de gastronomie?

De se retrouver entre amis, sous les arbres, devant un grand feu, avec un beau poisson et laisser venir la nuit.