S’IL EXISTE une période perturbée en matière d’art de la table, c’est bien en ce moment. La gastronomie a littéralement explosé en ce début du XXIe siècle. Les codes se sont effrités, la doxa s’est évaporée (fini l’impérialisme des guides), les consommateurs se sont presque affranchis. Certes, si l’Internet brille souvent par son indigence au niveau des commentaires, il a néanmoins spectaculairement ouvert les fenêtres et les portes. À présent, les chefs sont livrés à eux-mêmes. Ils creusent leur propre sillon (cela s’appelle la cuisine d’auteur). Ils n’ont guère le choix : soit briller dans l’instant à coup de concept, soit rester silencieux, oeuvrer à part, laisser passer les tout fous de l’accélération médiatique. La télévision a mis en avant une cuisine de pathos, éclaboussée de lumières et de larmes, boulottant en deux saisons les propulsés de la gloire. Maintenant, se pose une question un peu plus importante, de quoi sera notre assiette de demain (midi) ?
L’accélération des progrès, les risques sanitaires colossaux à la mesure d’une alimentation surprotégée, le cynisme de l’agroalimentaire ne donnent guère le choix pour les consommateurs de base. Ajoutez à cela une ségrégation sociale qui divise ceux qui savent et qui ont les moyens d’acheter, contre ceux qui ne sont pas au parfum, les choses ne devraient guère s’arranger. Cela dit, les quelques fêlures restantes sont celles par où passe la lumière. Il suffit de voir les travaux de Michel Guérard sur la cuisine de santé pour réaliser que la cuisine de demain passe par cette fenêtre.
Si l’on cassera régulièrement les codes de l’hygiène alimentaire par de grands festins, la nécessaire rébellion du mauvais goût, notre alimentation va connaître une phase de régénérescence. C’est la nouvelle dimension de la gastronomie. Nous allons manger moins, mieux pour être plus en forme, vigoureux et l’épiderme vif. Alors que l’estomac nous menait par le bout du nez, maintenant le corps et la tête prennent la relève. Nous allons marcher, nous activer, mastiquer, nous hydrater, renaître grâce à la nourriture. Pour cela, il faudra se défaire de vieilles habitudes, retrouver des gestes ancestraux (les légumes, les racines, les insectes), cesser de tourmenter les animaux, cultiver soi-même son jardin.
La nourriture de demain soignera la tête, les cheveux et les os. Elle ouvrira les frontières, les oeillères, redeviendra un art de bien vivre et non une consommation sans âme. Par un mouvement cyclique qui instaure la raison puis la déraison, le classicisme puis la nouveauté, le gras puis le maigre, le kiwi puis le yuzu, nous allons droit vers une époque de propreté alimentaire, d’une meilleure connaissance.
Pendant que s’agiteront au-dessus du bocal les impatients de l’existence, les dopés des classements (la gastronomie ressemble à s’y méprendre au cyclisme) ; nous aurons la chance de bénéficier, juste en dessous, de l’une des meilleures cuisines au monde avec ces bistrots gourmands qui vont devenir le trésor caché de la gastronomie française. Loin des fracas, voici venues les jolies petites bouffes, vins calmes et sains, prix abordables, la révolution est déjà en place. Vous pouvez nouer vos serviettes, sourire grandement, l’assiette de demain (midi) est déjà prête : chaud devant !
