Pendant cet été, plancher sur cette photo de Paloma de Picasso

Il y a une chose que j'adorais au Figaro, c'était les séries d'été. Cela m'a permis de faire des voyages fantastiques. Mais aussi de plancher sur des tas de trucs, comme cette photo de Paloma Picasso. Elle porte ici une robe Chloé…
Paloma Picasso a 24 ans. Dans son regard, un résumé des années 1970 : le glamour, la gloire dynastique et cette morgue cinglante. L'érotisme rituel. Cheveux mouillés et plaqués, bouche brillante, mains puissantes (ô combien) sur la hanche. Comme son père, elle possède l'art de la pose. Paloma a dû être photographiée des milliers de fois. Elle ne surjoue même pas et délivre dans sa nudité ce mépris enthousiasmant. Il va de soi. « Une bêcheuse », réagit avec dépit cette éditrice internationale. « Nous étions ensemble à l'École alsacienne ! » sursaute un créateur de mode alors que l'historien de la mode américain, Cameron Silver, s'étrangle presque d'admiration : «Quel chic, soupire-t-il dans les salons du Bristol, à Paris. Quel naturel ! C'est l'icône, par excellence. Ce qui me frappe, c'est cette puissance athlétique, elle aurait pu faire la couverture du magazine Sports Illustrated. »
Cette photo a été prise à Saint-Tropez par Helmut Newton durant l'été 1973. Paloma Picasso séjourne chez Karl Lagerfeld et Jacques de Bascher. « Paloma Picasso, légende le magazine Vogueporte alors des bijoux qu'elle a créés pour Zolotas. » Elle admirait les temples grecs. D'où ces deux bracelets à son bras gauche : l'un base colonne, l'autre coupe de fûts corinthiens. À son bras droit, un modèle à carrés bombés sur lesquels s'inscrivent les phases de la Lune. Tous sont en or massif.
Newton+paloma

Irrésistible lassitude
La robe longue en jersey de Hurel au corsage mi-blanc mi-noir, noué dans le dos et dont la jupe noire découvre les reins, a été dessinée par Karl Lagerfeld pour Chloé. En fait, la robe ne s'est pas défaite négligemment, elle n'a été glissée qu'à moitié. L'érotisme est dans ce sein que l'on ne saurait deviner. Il est restitué dans la transparence d'un verre cylindrique avec, cerise sur le cocktail, son aréole à jamais inscrite dans les mémoires de la mode. Il semble doux, prêt à trinquer, sûr de lui, féminin, armorial, serein. « Paloma avait les plus beaux seins que l'on puisse imaginer, racontait Helmut Newton. On aurait dit qu'ils avaient été sculptés dans le marbre. »
Face à ce toréador surplombant, à cette bacchante en transit au bord de la piscine, Helmut Newton a lancé ses filets argentiques. Il a su donner à cette image une externalité toute trouvée. Qui attend dans le contrebas ? Qui attire ce regard noir, cette bouche lasse de baisers ? « Certainement pas toi ! », semble penser Paloma. Elle est plus probablement dans le ricochet du regard de Newton. Cette façon de montrer et de cacher, d'attirer et de reculer. Nous perdre au passage (nous éprendre). Il y a dans son regard (que l'on chevauche) cette façon de saisir la femme avec futurisme, mâtinée de cabaret berlinois, de surréalisme à la Man Ray. Le tout, regardez bien, est cravaché à la prussienne, façon Helmut Newton, né Helmut Neustädter, puis travaillant à Singapour sous le pseudo d'Helmut Marquis. On retrouve cette irrésistible lassitude d'une Café Society ballottée dans les drogues d'appartement, les accélérations lunaires, le spleen mondain. Cette rigueur au cadrage, cette mécanique sensuelle s'inscrivent dans ces villes invisibles qu'aimait bien imaginer Newton, de sa voix chaude. On le voyait ainsi dans les rues de Monte-Carlo cherchant ses studios « naturels » (les piscines du Monte Carlo Beach Hôtel, un chantier d'immeubles). Il aimait les croiser avec une Allemagne imaginaire, celle d'avant, ses châteaux, ses commensaux, ses seigneurs ennuyés.
On aime à penser cet insolent décalage en cette année 1973 où tout valsait dans les coins. Le pilote François Cevert se tue en automobile, la Stasi autorise les agents de la police politique à tirer sur quiconque essaie de franchir le mur de Berlin. David Bowie, lors d'un concert à l'Hammersmith Odeon, de Londres, à la surprise générale, annonce la fin de Ziggy Stardust et de son groupe. Les Beach Boys, toujours exaspérés par les prouesses musicales des Beatles (sortie cette année-là des compilations Red Album et Blue Album), signent un surpuissant Holland ; les Rolling Stones (Goats Head Soup) se font bousculer par Led Zeppelin. On passe dans le dur : Lou Reed pond Berlin ; Pink Floyd,The Dark Side of The Moon rivalisant dans notre doux pays, avec La Maladie d'amour, de Michel Sardou etChanson populaire de Claude François. Avant qu'ils ne s'étripent, Sheila et Ringo lancent un couplet mélancolique : Laisse les gondoles à Venise dont le refrain mit le moral des voyagistes dans les chaussettes : « (…) Le printemps sur la Tamise/On n'ouvre pas les valises/On est si bien/Laisse au loin les pyramides/Le soleil de la Floride… ».
Mon corps est à moi
Cette même année, la tour Montparnasse est construite, ainsi que le World Trade Center dessiné par Minoru Yamasaki. C'est sans doute au pied des tours jumelles que Martin Cooper, directeur général de la division technologies de la communication chez Motorola, sort un engin qui va ravager le monde. Il pèse un kilo. C'est le premier téléphone portable. Dans les casseroles, un coup de tonnerre vient de s'abattre. Dans un manifeste légendaire, Christian Millau et Henri Gault assènent les dix commandements de la gastronomie. Le dernier « tu seras inventif » allait causer le désespoir et la perte de nombreux chefs s'embarquant dans des compositions aussi cocasses que la sole au chocolat.
Serge July, ancien directeur de Libération, voit en 1973 une date majeure, « qui est aux années 1970 ce que fut 1968 pour la décennie précédente, à ceci près que l'une était un tremplin et l'autre un toboggan (…) La modernité de 68, c'est l'accélération de la féminisation du monde. La pilule contraceptive, autorisée par la loi Neuwirth, prend effet en 1968. Les campagnes en faveur de l'IVG qui vont aboutir à la loi Veil, en 1975, ont libéré la sexualité féminine ».
Mon corps est à moi, formule Paloma Picasso en silence. Newton a su tenir, dans sa distance troublante, une féminité somptueuse. Il nous laisse séchés, sur le rivage de cette année.