Un saint dans le plafonnier
Il existe des planètes désuètes. On y a entreposé mille
choses. Des minitels, un accordéon, un timbre poste, une raquette de ping pong.
Parfois, on furète. On saisit la raquette, on fait des mouvements dans l’air,
cherche la balle blanche, le filet, la table. Il existe aussi des vertus
entourées dans du papier journal. La gentillesse, la discrétion, la
conversation. Et puis celle-là : la générosité.
Au restaurant, cette dimension est depuis quelques lustres
et pas mal d’ampoules, quelque peu déplacée. Primo, on ne becquette plus
vraiment. On goûte, on se pâme pour une simple gondole d’endive avec son
transport de tourteau, une cuillérée de burrata, un quart d’onglet. L’heure est
à l’admiration brève. Une sorte de shebam gainsbourien, pow, blop wizz !
L’onomatopée virevoltante, le claquement de doigt et zou dehors pour se taper
une clope. Il faut avoir alors les visages épanouis, ravis d’échapper à la
surcharge pondérale…
La générosité est une sorte de pardessus. Un peu lourd certes, mais comme un
igloo, une yourte, un grand chapeau. On y est bien, protégé, entouré. Le
restaurant ne pratique gère cet exercice. Par souci d’économie bien sûr mais
aussi par la nature du siècle : plus rétive, circonspecte, craintive. Un
brin effrayée d’être trop généreuse, d’ouvrir son corsage. Il faut voir parfois
les plats arriver en se dandinant, la respiration bloquée, le souffle court, la
taille haricot. Car il ne s’agit pas de terroriser le chaland. Lorsqu’on lui parle
d’un bordeaux, on dit tout de suite < un bon petit bordeaux>, un
<petit dessert>, un <petit> supplément. La table avance un peu
honteuse , comme si elle s’excusait d’exister. Elle a peur de ses ombres et
n’adresse que des plats retenus, diététiquement corrects ; là précisément
où démarre une autre histoire, un couplet supplémentaire, parfois un
rugissement, un cri, un râle. Diable, cela fait peur de voir un plat vociférer,
d’être debout, le sabre au clair, de gesticuler, d’aboyer. D’être vivant.
Le don, nous y
voilà, a quelque chose de christique, de quasiment amoral. La table à présent
se tient pile dans la rainure. Elle obéit à l’époque, à ses modes et ses
pliures. Alors, la générosité est comme la part maudite de Georges Bataille,
une extraterritorialité insensée. Aussi lorsqu’un supplément de frites vous
tombera dans l’assiette, regardez bien autour, il y a une auréole dans l’air,
un saint dans le plafonnier.