2/3. Sapporo, la neige comme un langage

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A force de jouer avec ce voyage, vous risquez à votre tour d’être possédé par ce pays. Car il opère avec une infinie mansuétude. Inutile de hâter le pas, au risque de ce prendre un somptueux gadin, de perdre un peu de votre dignité, ce qui est toujours fâcheux.  La neige a l’effet infiniment apaisant des vagues sur un rivage, une sorte de caresse profonde, calme et silencieuse. La neige est douce. Elle ne tombe presque pas (chira chira, c’est alors son bruit). Elle laisse éclore des sentiments du même velours. Des mots de quiétude, des mets de réconfort, des chambres emmitouflées. La neige de Sapporo est comme un langage. Elle joue les transversales: le disque de mousse serrée sur les verres de bière, le lait si lourd et sain , le silence comme un drap, la burrata de la Fattoria bio Hokkaido, le visage des femmes dont on dit qu’elles sont les plus belles du Japon (chaque région tient souvent le même discours: Akita, Kyôto, Hakata ..). Il  est constant. comme un rappel. Une incantation comme le « white » forfait à 250 000 yens pour un mariage clés en main à l’hôtel Royton; le blanc toujours dans le riz façonné dans la tiédeur de la paume pour les meilleurs sushis du Japon. Pourquoi? Parce que Hokkaido est une île ouverte sur trois littoral, la froideur des eaux donnent au poisson tout leur gras (et par là, leur expression). Au restaurant Molière, Hiroshi Nakamichi, un chef passionné, livre un plat miraculeux: des racines de lys avec du lait. Ce n’est pas un  hasard si Yasunari Kawabata ouvre son roman « Pays de neige » (1935). Haruki Murakami déclenche ici l’un de ses plus beaux romans « Dance, dance, dance » (1995). Il trouve à Sapporo l’étincelle dans le fictif Dolphin Hotel. Le mystère nait de la distorsion.

Les jours ici se déroulent au gré du temps. On skie bien entendu, on randonne, on marche. On peut laisser passer le temps. S’enfermer dans le musée d’art Moderne; l’hiver y est doux, il n’y a pas grand monde. Attendre le soir. Il débute tôt dans les izakayas, ces petits restaurants délivrant des nourritures d’appoint, prétextes à boire sake et bière. Celle-ci est d’une belle fraîcheur, délurée. Elle a aussi cette petite amertume qui rend les choses plus fortes et denses….La nuit même est blanche, on s’y attarde de bar en bar. Au café Mingus, perché au septième étage d’un immeuble anodin, l’irish coffee est suprême. Il trouve son écho dans les chansons jazzy de Jaime Paul Feat. Dehors, la neige a repris, on la prend dans la bouche pour la goûter. La nuit s’est arrondie. La ville est un tendre paysage. On peut même lui murmurer en 17 syllabes et trois vers, le haïku.

Le voyage possède souvent un entrain, son propre allant. Celui de continuer à bouger sans cesse. Il suffit alors de pousser les curseurs , histoire de savoir si le pays a de la profondeur. Pousser les aigus, les basses, prendre  venelles, obliques et traverses. Il suffit d’un gare, d’un autocar pour rejoindre, vers Otaru, le rivage et la mer hypnotique. La route, la voie ferrée longent cette dernière . Voici la mer du Japon et ses bleus de Prusse mais surtout tout son imaginaire, son combat millénaire, son va-et-vient, entre l’univers flottant, sa bonté (les bains, ses poissons) mais aussi l’antinomie de la vie, ses liquidations, son incessant affrontement. Ce serait presque la mer d’Hokusai, même si celle-ci se dresse sur la côte de Kanagawa (1831). Longtemps vous vous souviendrez de ses élans graphiques, de son rivage immaculé où jouent l’écume et la neige. Vous touchez là un bout du monde. Regardez bien la terre va bientôt renoncer, la mer commencer ses soliloques. Vous tenez alors le nerf du voyage dans son incroyable bonté. Il n’y a personne ce matin sur le rivage de Shakotan. Le bureau de poste est dans la tendre vapeur de la bouilloire. Il fait un froid de canard. Les pores de la peau se resserrent, le coeur bat la chamade. L’autocar passera dans sept minutes. Parfois, cela dure quelques secondes, on a presqu’envie de poser ses valises. La vie semble limpide, le voyage est passé par là, minéral et nous y sommes pour une fois, essentiel. Souvenez vous: vous vouliez vous perdre, vous voila retrouvé. Saisi dans le vif. Au petit matin, au ryokan Kuramure, dans le grand bain chaud, ouvert sur la forêt, la neige s’est remise à tomber…