1/3. Venise, San Michele, la vie à l’envers

une autre façon de visiter Venise

Faire un pas de côté à Venise fait partie des gestes de survie. On décroche alors pour retrouver la quiétude, la respiration de la ville. En la matière, il y a une parade sans équivalent, le cimetière sur l’île San Michele. Vous ne serez pas les seuls  à y reposer en paix.

Au moins, avec les cimetières on a la paix. Le vaporetto de la ligne 4 ne s’arrête que quelques instants à San Michele. Pas grand monde. Juste quelques veuves. Peu de veufs. Les nombreux passagers du bateau n’ont qu’une seule hâte: rejoindre la station suivante: Murano. Au moins, c’est plus présentable sur la table du salon.

Du reste, que ramènerait-on du cimetière San Michele ? Des songes? probablement. Du calme? Assurément. Mais rassurez-vous, rien de mortifère. « Mort à Venise » (Thomas Mann, 1912), c’est une autre musique  (Malher, l’adagietto de la 5eme symphonie). Elle apparait alors exagérée, vénéneuse. Laissons Tadzio se retourner, Von Aschenbach vérifier la teinture de ses cheveux. La mort ici serait presque joyeuse. Multiple, répétitive, comme des ronds dans l’eau. Pas de vague à l’âme, celles-ci restent sur la lagune. Mais un grand livre d’histoires. De partout, les tombes implorent: « veni etiam » (reviens encore), « siste, viator » (passant, arrête toi). Les photos  vous lancent des oeillades constamment: elles sont incrustées dans les pierres. Elles saisissent un visage penché, un moment heureux; parfois même l’apéro sur la terrasse. Il y a de belles conquérantes, des sourires obliques, des regards dans le lointain. Il y a de jolis noms (Claudia da Sois), des enfants déjà chérubins, le regard dans l’au-delà. Au bout d’un moment, plus personne ne fait attention à vous. C’est comme une nation, un autre pays. Le suivant. Il y a de cela à San Michele, c’est l’île dans l’île. Non plus le pas d’à coté, mais celui de trop, dans l’ailleurs. Ces visages apposés dans le noir et blanc fonctionnent à l’interversion des substances. Le cimetière, c’est là où l’on est pas. On ne sait plus du reste si l’on est au ciel (logiquement, il n’est pas loin), au paradis, sur l’eau, sur la terre. Ces visages semblent dire encore: ne m’oublie pas, garde ma main. Les noms se succèdent. Parfois ils sont même célèbres déclenchent des musiques, des poèmes, des textes. Vos lèvres les murmurent. Igor Stravinski  (1882-1971) est à l’horizontale, sans sacre, ni printemps. Non loin de là, Sergej Diaghilev (1872-1929) collectionne les chaussons de danse. Ils sont dans leur rosée flétrie, les rubans comme un chèvrefeuille. Josif Brodsky (1940-1996) disposait d’une boite aux lettres au bord de sa tombe. elle s’est envolée. Une autre a pris la relève non loin de là, perchée comme un abri d’oiseau: s’y entassent des photos, des mots en cyrilliques, un photographe rappelle qu’il possède un site.

Allongée, elle aussi, dans ses 22 ans: Sonia Kailenski. A l’époque, on se tuait pour un chagrin d’amour. Sa statue resplendit, on la devine caressée. Ses lèvres ont encore le gout de baiser. Le cimetière (15 hectares) rappelle que la société aime bien cloisonner ses pensionnaires: les bambins ici, les militaires là, les ecclésiastiques par ici, les grecs schismatiques, les protestants, les catholiques.

Luigi Nono (1924-1990) savait qu’il se plairait ici. Le compositeur de musique contemporaine hérite d’une vaste tombe. Plutôt lugubre, le bloc de pierre sombre est comme un poing fermé. Nono disait « il faut écouter les pierres ». Posons l’oreille sur la sépulture. Juste le battement régulier de votre coeur, et dans le lointain, on pourrait presque deviner des champs sonores. Luigi travaille encore. Il disait  aussi : « je m’efforce d’écouter les couleurs ». Ici, elles se mêlent aux senteurs: cyprès, magnolias, porphyre rouge, la merveilleuse pierre d’Istrie, les briques pour surligner.