After Gatsby, le Belle Rives et ses fantômes rugissants

Juan, BR, fauteuils

 Zelda et Francis Scott Fitzgerald ont butiné la Côte d’Azur, passant de Saint-Raphaël à l’Hôtel du Cap, de Hyères à Cannes, pour séjourner durablement à Juan-les-Pins, dans la Villa Saint-Louis, devenue un luxueux cinq-étoiles.

Allez, partons un peu dans la jafis histoire de s’étourdir…

 Hyères, sur le quai de la gare, vous ne les auriez jamais loupés. Ils sont là : Scott et Zelda, leur fille, Scottie, Nanny, la nurse, dix-sept malles, sacs et valises, des rouleaux de moustiquaires et l’Encyclopædia Britannica. L’argent leur glissait des doigts. Parfois, même, ils ressortaient du casino en rampant, la bouche pleine de billets pour les recracher au pied du portier. Quelle insolence ! Plus perchés qu’eux, impossible.
Au cours d’un de leurs délires alcooliques, ils tentèrent de scier en deux un garçon de café pour savoir comment c’était à l’intérieur. Quel panache ! On aurait presque voulu les téléporter aujourd’hui, qu’ils nous ravagent le plateau du « Grand Journal », empourprent Michel Denisot, décapitent une caméra. Peut-être serait-il plus sage de laisser les Fitzgerald dans les années 1920, rugissantes et décapantes.


Juan les Pins, BR, facade

Francis Scott venait de toucher les 28 000 dollars des royalties de son roman Tendre est la nuit. Aujourd’hui, avec cette somme, on pourrait à peine louer un yacht une demi-journée, décrocher deux pales d’un hélicoptère. En ces temps-là, le taux de change avait de la superbe. On devenait les rois du pétrole en un éclat de rire. Location d’une maison ? 60 dollars par mois ; le sachet de poudre blanche pour 20 centimes. Pour le prix d’une seule nouvelle, Scott fait l’acquisition d’un coupé 6CV Renault. La voiture est épatante. Jugez-en : elle est bleue et noire. Ne dispose d’aucune serrure, ni de compteur de vitesse, ni de jauge d’essence. Mais elle a un toit ouvrant.
Zelda l’adopte, Scott la lui barbote et instaure un rituel qui effraie leurs amis. À chaque fois qu’ils prennent la route du littoral, juste avant le virage le plus serré, Zelda demande une cigarette à Scott. Celui-ci cherche d’une main les Chesterfield, le briquet, les trouve alors que la Renault crache les poumons de ses pneus : « L’instinct de conservation, avouera Zelda, ce n’est pas notre fort. » Ils sont mabouls, « dingues » (dixit Scott), se jettent des cendriers dans les escaliers du casino. Elle danse sur la table de jeu, les jupes retroussées, ils pourrissent la soirée donnée en l’honneur d’Ernest Hemingway. Ils sont magnifiques dans leur « fêlure » (The Crack-Up), le titre d’un des derniers romans de Fitzgerald, le plus dérangeant dans sa confession d’une incapacité à s’aimer, sa constance sans faille à réussir ses échecs, louper ses réussites.


Juan, Belles Rives, vitraux

 

Le krach financier allait fracasser cette belle époque

Tous deux dénichent vite la Villa Saint-Louis, futur Hôtel Belles Rives. La maison est à ras des flots. On ne courait guère après. Elle appartenait à ces bâtisses qui avaient si peu de valeur qu’on les léguait aux jeunes filles sans dot, tant le rivage n’était guère prisé. Le chic était perché. On habitait les hauteurs (les Picasso, Glenn Gould, Rudolph Valentino) et l’on délaissait ces villas. Même à l’Hôtel du Cap, au cap d’Antibes, l’Eden Roc, donnant sur la mer, était considéré comme l’annexe. C’est pourtant là que furent lancés les bains de mer, les peaux dorées et les grands plongeons depuis les rochers rouge sombre. La mode était encore aux ombrelles. La Baule revendiquait le titre de la plage « la plus ombragée d’Europe »


Les Fitzgerald allaient mener la grande vie, éventrer les soirées, être parfois seuls sur la terrasse, ayant enfermé au premier étage de la villa un orchestre de jazz jouant jusqu’à l’épuisement (voir notre colonne, ci-contre). Juan-les-Pins entrait dans la légende. En août 1932, Emil Petersen, champion de ski norvégien, s’élance sur l’eau, sur des spatules en tôle de 20 cm de large. Le ski nautique est né. À la même époque, Lilian Harvey, star de Hollywood, vient enterrer sa neurasthénie, après avoir connu la Hongrie (elle y acheta un château avec 1 500 vaches et 3 000 moutons). À Juan, elle crée un élevage d’escargots. Puis de cockers. Puis de poules. Avant de passer aux Bikini et aux jupes peintes à la main. Elle dormait portes et portail ouverts, avec à son cou un collier de 280 carats…


Le monde basculait et allait bientôt se casser les dents. Scott était rappelé à Hollywood, Zelda commençait à parler à ses chaussures. Le krach financier allait fracasser cette belle époque. Zelda entrait à la clinique de Montgomery pour hystérie et hallucinations psychotiques.


La Villa Saint-Louis esquisse un pas en arrière. Un émigré russe, Boma Estène, reprend le flambeau (1929), apaise les fantômes. Voici l’Hôtel Belles Rives, enrichi d’une aile et rehaussé de deux étages. Aujourd’hui, Marianne Estène Chauvin, troisième du nom, continue d’entretenir cette flamme Art déco. À l’écouter parfois, on recueille, par écho lointain, le vibrato de l’époque, son incroyable insolence. La Villa Saint-Louis, tout comme le Belles Rives, dans ce tumulte ravageur, ont sans doute cette magie douce, celle de retenir la nuit. De faire qu’elle soit tendre.

  • PATRICK
    10 juin 2013 at 12 h 26 min

    Car c’est ainsi que nous allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé.

  • Claire
    10 juin 2013 at 14 h 19 min

    Merci pour ce beau papier atmosphérique.
    Juste une précision : « The Crack-Up » n’est pas un roman, mais une nouvelle, qui a donné son titre à un recueil.
    Mais comment vous en vouloir de cette légère imprécision, quand l’esprit de la Côte souffle sur votre plume…